Calme. Trop calme, la campagne autour. Cette quiétude offensait le vacarme de son âme. Le soleil brillait froidement sur les prairies colorées, une brise timide faisait bruire les branchages des oliviers. Elle se traînait sur le chemin de terre battue qui traversait les champs. Elle n'avait pas hâte de rentrer, pas envie d'affronter à nouveau celui qui l'attendait sûrement. Pourquoi était-il si patient ? Elle le rappelait sans arrêt au mépris qu'elle lui portait mais cela ne paraissait pas l'ébranler. Et c'était pire. Bien pire.

De jour en jour, elle s'était assombrie jusqu'à n'être plus que l'ombre d'elle-même. Consumée par la haine. Même sa peau laiteuse transpirait le fiel. Elle savait qu'elle prenait une voie dangereuse. Elle sentait le paradis s'éloigner. Elle ne pouvait plus faire marche arrière, de toute façon. Le mal était en elle, instillé dans ses veines, coulant dans son sang, irriguant son cœur et commandant le rythme de ses battements.

Elle rentrait de l'église. Prier la soulageait. Le Dieu unique, invisible et sans orgueil, lui semblait être le seul digne d'amour. Elle chérissait un rêve. Un pur fantasme. Et elle dédaignait le reste. Peu à peu, elle s'était mise à haïr la vie elle-même. Le monde, si laid. Comment avait-elle pu s'émerveiller face à Rome, autrefois ? Cette cité, son environnement étaient détestables. Ce qu'elle avait aimé n'était plus que le douloureux souvenir de ce qu'elle avait perdu. Chaque instant en cette région remuait le couteau dans la plaie.

Les contours de l'endroit où ils logeaient s'esquissa dans son champ de vision. Elle s'y rendit sans se presser. Poussant la porte d'une main lasse, elle entra. Il était là. Évidemment. Elle l'observa d'un regard froid. Il s'était montré très attentionné depuis leur départ, sans se faire toutefois trop envahissant. Il s'était lavé, rasé et s'efforçait de faire bonne figure. Il était affreusement gentil. Il avait compris qu'elle avait besoin de solitude mais refusait de l'abandonner totalement car il craignait pour sa vie. Lâche, elle ne pouvait non plus l'esseuler, se sachant en danger. Seule, la mort lui était promise.

« Quand partons-nous ? », demanda-t-elle d'une voix amère.

Il décidait, elle suivait. Elle n'avait même pas cherché à remettre en cause cet ordre qui lui semblait naturel, en dépit même de la rancœur qu'elle éprouvait à l'égard de son compagnon. Mais rien ne l'empêchait de faire pression pour obtenir ce qu'elle souhaitait. Et au regard des évènements, elle avait toutes les armes pour.

« Ces lieux me remémorent trop de choses douloureuses... », confessa-t-elle avant de se reprendre d'un ton plein de reproches, « vouloir que tout aille pour le mieux et m'emmener ici, c'est vraiment indécent. »

Etain n’était plus… Kahran l’avait rapidement compris sitôt leurs fuites du Sanctuaire Sous-Marin, elle qui avant avait été un modèle de gentillesse et de courtoisie devenait de plus en plus amère à mesure que les jours s’écoulaient. Quelque chose en lui ne voulait pourtant pas abandonner l’espoir de la voir guérir des blessures répétés. Mais n’avait-il pas été celui lui ayant infligé le coup de grâce ?
Il n’avait pas osé lui demander ce qui lui était arrivé depuis leur séparation, le dernier souvenir qu’il avait d’elle avant de la revoir chez les Marinas était la jeune femme en train de s’entraîner dans les jardins du Territoire d’Apollon. Il l’avait longuement observé à cette époque, sa robe blanche qui moulait harmonieusement ses formes sous l’effort, sa longue chevelure, son teint de porcelaine.
A l’époque il était resté adossé à une colonne à l’observer de loin. Personne n’avait été dupe de son petit manège à ce moment-là. Aujourd’hui il regrettait de ne pas avoir eu le courage de lui dire ce qu’il ressentait pour elle… Les choses auraient été différentes. Sans doute, pensa-t-il…

Il entra dans la modeste maisonnée les bras chargés de victuailles. La vie de fugitif ne lui plaisait pas et pour un noble romain ayant dirigé les armées d’un Dieu, l’absence d’esclave se faisait cruellement ressentir. Il garda toutefois un visage stoïque, gardant au fond de lui ce cynisme particulier que des années de pratique avait permis de réduire au silence.

- Je l’ignore.

Il ne l’avait même pas regardé, s’imaginant que ses yeux rougis par la tristesse n’allaient que refléter de la haine à son égard. Kahran avait perdu celle qu’il avait aimée et tout était uniquement de sa faute. Sa faiblesse avait causé la chute de la personne à laquelle il tenait le plus au monde et son estime de lui-même en avait pris un violent coup.

Plusieurs fois lors de ses déambulations il avait envisagé de partir. D’abandonner Etain à son sort, mais les sentiments encore vifs qu’il éprouvait pour l’Albatros, malgré cette haine tenace, l’avait retenu. Et puis il y avait Poséidon…

- Parce que tu t’imagines que ça me fait plaisir d’être ici ? Tu penses que j’ai voulu cette situation de fugitif ? Si ce Rhaegar m’avait laissé partir alors rien de tout ça ne serait arrivé !

Son ton avec elle devenait de plus en plus dur à chaque fois qu’il parlait. Même si la culpabilité le rongeait, même s’il admettait ses erreurs, sa fierté l’empêchait de tout dire. Tout comme elle l’avait empêchée de dire à Etain qu’il l’aimait. Agacée par sa dernière remarque il fit volte-face et posa sur elle un regard de pierre. Pas de mépris, pas de haine mais pas de compassion non plus. A cet instant il redevenait l’Augure, figure stoïque et implacable qui avait tenté de sauver un Empire de sa décadence. Sans succès…

- Je t’ai fait deux promesses Etain. Te garder en vie et te ramener à ta patrie. Laisses moi simplement réussir à tenir la première avant de me demander la seconde.

Il baissa les yeux furtivement et s’éloigna de la jeune femme afin de ranger la nourriture qu’il avait acheté.

« Et tu crois que le tuer était la chose à faire pour ne pas être fugitif ? Tu l’as voulu et tu me l’as imposé. »

Elle l’assassina du regard. Ses prunelles vert de mer scintillaient comme les lames acérées de deux poignards, dirigées vers lui, menaçantes. Pourtant, elle éprouvait une certaine satisfaction. Il ne s’écrasait pas. S’il s’était incliné, s’il avait tendu l’autre joue, elle l’aurait méprisé encore plus. Mais c’était un homme fier.

« Je veux bien prendre la fuite. Mais pourquoi venir ici ? Tu penses vraiment que c’est judicieux ? »

Elle continuait de le fixer avec intensité. Elle éprouvait pour lui une haine violente, presque obsédante. Elle avait besoin de lui faire sentir mais, paradoxalement, quelque chose la retenait. Une tendresse persistante qui rendait sa situation désagréable. Elle aurait voulu pouvoir le frapper, le gifler, lui hurler toute sa colère. Elle avait soif de vengeance, de lui rendre la pareille, de briser sa vie comme il avait anéanti son existence. Et en parallèle, elle conservait pour lui une fascination, une admiration dont elle ne voulait pas mais qu’elle ne pouvait faire taire.

« Où peuvent bien aller deux anciens Oracles d’Apollon ? A Rome pardieu ! Retourner aux origines, en voilà une idée originale pour deux fuyards ! »

Elle esquissa une moue dédaigneuse. Elle ne comprenait pas les choix de Kahran –et surtout, elle ne voulait pas les comprendre. Elle avait hâte de rentrer chez elle, là où tout avait commencé. Retrouver un monde normal. Un monde pur. Et pourtant, dès qu’elle y pensait, elle appréhendait. Là-bas, les choses auraient certainement changé et elle-même avait énormément changé. Y trouverait-elle encore sa place ? Et si elle se trouvait rejetée ? Elle désirait ce retour autant qu’elle le redoutait. Mais jamais elle ne confesserait ce genre de peur à l’ancien Augure.

Elle poussa un soupir, le regardant ranger la nourriture qu’il venait de ramener. C’était difficile pour elle de n’avoir personne à qui se confier. Leur statut de fugitifs les contraignait à se tenir et à vivre hors de la société. Avec lui, elle jouait le rôle que sa dignité et que sa haine lui imposaient. Mais la vérité devait être constamment tue, voilée. Elle était trop honteuse pour être dite. La vivre était assez douloureux, assez culpabilisant. Les mots devaient rester de simples pensées, de simples émotions.

« Kahran ? »

Elle avait prononcé son nom d’un ton faussement mielleux, teinté de rancœur. Sa voix s’éleva à nouveau, presque sensuelle, en désaccord total avec les propos qu’elle tint.

« Si je t’avais tué l’autre fois... »

Elle ne le quittait pas des yeux. Un sourire froid plissa ses lèvres.

« Ou si je te tuais, là, maintenant... »

Elle détourna subitement les pupilles comme s’il n’était même plus digne d’être dans son champ de vision. Elle ne parlait plus, elle murmurait, assez fort toutefois pour qu’il puisse ouïr ce qu’elle disait.

« Tu crois qu’on en aurait encore après moi ? »

Spoiler:

Kahran se stoppa net dans son rangement et resta un moment dubitatif en regardant la nourriture qui restait à ranger. Sa lèvre supérieure tressauta sous l’effet de sa propre colère. Il ne blâmait pas Etain pour ce qu’elle était mais toute la rancœur qu’il conservait en lui était prête à exploser. Il n’aimait pas cette situation d’attente et aurait préféré un affrontement brutal à cette pseudo-vie d’ermite dans laquelle l’Albatros et lui s’enfermait un peu plus chaque jour.
Incapable de croiser son regard il demeura immobile pendant plusieurs secondes, rassemblant ses pensées pour ne pas laisser transparaître la moindre émotion. Froid, distant, hautain, il conservait toujours ce tempérament pragmatique qui avait fait de lui l’un des représentants des Dieux les plus craints que ce soit par ses alliés où bien par ses ennemis.

Il se décida finalement à rompre le silence d’un raclement de gorge. Tapotant sa tunique il en extirpa une tige d’herbe séché qu’il s’alluma machinalement en prenant bien soin de ne pas faire le moindre geste brusque. Etain abandonnait peu à peu sa raison aussi était-il nécessaire de ne pas lui donner le moindre prétexte à un emballement.

- Amusant je me suis poser moi-même cette question lorsque nous étions au domaine de Poséidon. N’aurais je pas du me faciliter la vie en me débarrassant de toi en même temps que du Kraken ?

Il tira une longue bouffée de sa cigarette et s’approcha d’elle d’un pas décidé. Plutôt grand, Kahran dominait la jeune femme de toute sa stature et bien qu’il n’ait jamais été l’homme le plus imposant du monde, la dureté de son regard et sa stature noble rendait oppressante sa présence. Comme l’Epervier qu’il avait si longuement été.
Il posa sa main sur l’avant bras d’Etain et se mit à le caresser de ses doigts. Il approcha son visage et huma l’odeur de ses cheveux avant de lui susurrer à l’oreille.

- Mais toi comme moi nous savons bien que nous ne maîtrisons pas tout…

Son visage collait pratiquement le sien. Prêt à l’embrasser à pleine bouche il dut refréner une profonde pulsion en lui qui le commandait de saisir Etain afin de la prendre avec bestialité. La perspective de posséder totalement l’Albatros comme il l’avait si souvent désiré le tint quelques instants en haleine. Son souffle rauque balaya la nuque de la jeune femme mais toujours enclin à réfréner pulsions et sentiments, il se contenta seulement de s’éloigner d’elle d’un pas. La raison d’Etain tanguait au gré des instants et il n’aurait jamais pu se pardonner de profiter d’une telle situation.

- Je ne sais pas pour toi Albatros mais personnellement j’ai toujours préféré me battre dans les airs. Je pars du principe qu’ils sauront de toute façon nous trouver, alors tant qu’à faire je préfère me battre dans un domaine qui a été mien pendant plus de 10 ans.

Pour avoir fréquemment côtoyé Apollon, Kahran savait que l’omniscience divine n’était pas un leurre. Leur seule chance de ne pas être retrouvé, où qu’il se trouve, était que Poséidon se trouve un sujet plus intéressant sur lequel focaliser son attention.

A Kahran de faire naître cette opportunité.

Elle était furieuse contre elle-même, contre son cœur qui s’emballait pour un rien, pour un murmure ou pour une caresse ; contre son corps qui suppliait aveuglement, prêt à se subordonner sans honte, à se courber sans orgueil, à ployer sous le moindre désir. Jamais elle ne se serait imaginée si faible face à elle-même, face à ses passions et face à ses fantasmes. Lorsqu’il fut trop près d’elle, trop oppressant et trop présent ; elle comprit à quel point elle était démunie et sa seule consolation fut le maigre espoir qu’il ne l’ait pas remarqué.

N’avait-elle pas rougi malgré sa colère ? A quel point avait-elle frémi lorsqu’il avait effleuré son bras ? Avait-elle serré les dents par rancœur ou pour être sûre de ne pas entrouvrir les lèvres quand les siennes en étaient si proches ? Lorsqu’enfin il s’écarta, elle reprit le souffle qu’elle avait suspendu. Tout pouvait basculer entre eux, à chaque instant, elle venait de le réaliser. Et ce n’étaient ni le mépris, ni la douleur qui entraveraient cette éventualité. Elle voulait s’en préserver, s’en protéger mais le combat qu’elle devait mener pour cela était insensé : une part d’elle-même n’aspirait qu’à succomber. Elle n’était plus que contradiction.

« Tu as raison, nous ne maîtrisons pas tout. »

Sa voix tremblait. Cet aveu était affreux pour elle. Elle soupira profondément.

« Ils nous trouveront, sûrement. Toi, tu es un traître à leurs yeux, alors ils te traqueront éternellement pour qu’aucun autre ne se risque à suivre ton exemple. »

Elle passa la main sur la chair qu’il avait caressée peu de temps auparavant, comme s’il y avait laissé quelque trace qu’elle devait effacer.

« Moi, je crois que je leur suis insignifiante. Et de toute façon, je ne me battrai pas pour ma survie. Ni pour la tienne mais ça tu le sais déjà. Si je dois périr bientôt, alors je périrai. Toi, je ne sais pas ce que tu espères de cette fuite. Ce ne sont pas des dieux que nous allons affronter, ce sont des démons. Certains diront que c’est mieux, moi je crois que c’est pire. »

Elle soupira à nouveau. Elle sentait la fébrilité de l’ancien Épervier. Il était optimiste. Elle ne pouvait l’être.

« Ils tirent leur puissance de la faiblesse, de la crédulité des hommes. Et s’il y a bien quelque chose en ce monde qui est infini... »

Elle paraissait soudain plus calme, plus sensée, comme si la brutale prise de conscience de la complexité de leur situation l’avait ramenée à sa nature première. Pourtant, elle maintenait entre eux une froide distance qu’elle percevait comme une sécurité nécessaire. Il était trop tôt.

« Ce que nous sommes est inacceptable pour eux. Nous avons goûté à l’interdit. A la liberté. Qu’est-ce que tu espères, Kahran ? Nous ne sommes que deux oiseaux blessés, privés de leurs ailes. Le Ciel n’est plus notre terrain. Il ne le sera plus jamais. Toi, après l'abandon d'Apollon, tu es entré au service d'un autre dieu. Moi, non. Moi, je sais déjà comment ça se passe après. Être libre a un coût immense. Il faut apprendre à vivre autrement, à lutter autrement. Mais surtout, il faut apprendre à croire. »

Elle posa sur lui un regard triste.

« Il n'y a plus aucune certitude lorsqu'on choisit de renoncer aux dieux. »