Pas une rayure.

En ayant terminé avec cette rapide inspection de son armure, Kryo s'avança avec précaution. À ce que lui avaient dit les soldats relayant son message, Orpheus était entré dans une terrible colère en voyant le chaos qui régnait en maître au sanctuaire sous-marin. En un sens, l'adolescent devait plaider coupable. C'était pour lui qu'on était venu, pour reprendre ce saphir qu'il avait lui-même arraché autrefois. Lui en voudrait-on ? Certains, sûrement. Si aucune perte n'était à déplorer parmi les Marinas à proprement parler, de nombreux soldats avaient été abattus ou ne survivraient pas à leurs blessures. Et cela, il en était indirectement responsable. Il lui faudrait vivre en en portant le poids jusqu'à la fin de ces jours. En se rappelant que ces hommes n'avaient péri que parce qu'il s'était emparé de ce trésor de guerre. Néanmoins, il s'était racheté en prenant la vie de l'ancien possesseur dudit saphir. Le corps de Sylphorn gisant à ses pieds avait été chargé à la hâte sur son épaule de manière à ce qu'il puisse l'acheminer jusqu'au Légat, qui devait l'attendre en son palais.

Le corps jonché de plaies, Kryo était couvert de sang – et pas que du sien, se disait-il régulièrement avec amertume. Du sang, il en avait sur les mains, et en quantité considérable. Mais en dépit de ses souffrances tant physiques que mentales, il portait sur son visage force et dignité. Il était ce jour Général dans l'armée de Poséidon et ne pouvait en tant que tel pas faillir à la tâche. Cela passait aussi par une question d'image : il ne pouvait faire profil bas devant les hommes qui s'étaient battus en son nom et devait assumer leurs regards lourds. Sur son dos, la dépouille de l'ex-Zeta dégouttait de liquide vital à n'en plus finir, si bien qu'on aurait pu le suivre à la trace en raison des lignes écarlates abandonnées dans son sillage. Si la masse du Guerrier Divin le lestait tant qu'il avait du mal à le porter dans cet état, il refuserait pourtant toute l'aide qu'on pourrait lui proposer en chemin. C'était sa proie. Nul autre n'avait contribué à l'abattre et n'en avait le mérite.

Non pas qu'il entende être glorifié pour ce meurtre sauvage, mais il ne voulait mêler personne à une histoire qui ne concernait qu'eux. C'est dans cet état d'esprit qu'il franchit les portes du temple où l'attendait la Sirène Maléfique, non sans avoir repris sa respiration pour faire bonne figure. Il n'y avait pourtant pas lieu de s'en soucier, son apparence n'étant déjà pas au beau fixe. Le sang, la sueur et la poussière maculaient à outrance chaque parcelle de peau rendue visible par sa Scale, qui elle en revanche était intacte. Un succès à mettre sur le compte du représentant des Lyumnades, même s'il n'y avait de son point de vue pas de quoi être fier puisque l'Ase qu'il avait défait n'en portait pas depuis le début. Dès qu'il fut arrivé assez près pour pouvoir tenir un dialogue, même la voix affadie par la fatigue, le corps du défunt s'abattit lourdement sur le sol. C'était une offrande, un sacrifice tant pour apaiser l'esprit du maître des lieux que pour faire honneur à Poséidon. De nombreux combats avaient éclaté au même moment, mais étant venu dès qu'il avait appris le retour d'Orpheus et que celui-ci l'avait fait mander. Débarrassé de son fardeau, il se frappa la poitrine du poing en gage de respect.

- Kryo des Lyumnades se présente humblement devant vous, seigneur Orpheus. Bon retour parmi nous. Comme vous le savez déjà, on nous a attaqués. Je suppose que je n'ai pas besoin de vous rappeler qui est cet homme... J'ai détecté cinq présences mais il y en avait peut-être plus en dehors de mon champ de perception. Il était venu pour me reprendre le saphir mais il est toujours mien, tandis que lui n'est plus de ce monde. Mon pilier ne souffre d'aucune égratignure.

Kryo opina du chef d'un air entendu. Nulle émotion sur son visage. Quoi qu'il fasse de ce corps, ce ne serait rien de très fantasque ; sans doute se contenterait-il de lui offrir une sépulture décente. En décorer son pilier pour décourager les visiteurs éventuels de s'en prendre à lui aurait été une éventualité, mais cette seule idée lui mettait le coeur au bord des lèvres. L'usage prolongé de ses pouvoirs l'avait mis mal à l'aise, et son allure défraîchie n'aidait en rien à se sentir mieux. Aussi devrait-il prendre garde à ces visions macabres, sans quoi son système digestif ne tarderait guère à se rebeller. Le parfum du sang lui était monté à la tête et la lui faisait tourner, si bien que flancher devant Orpheus était une crainte de tous les instants. Se montrer si fragile pour l'unique raison qu'il avait tué un homme de ses propres mains alors qu'il était un parfaite santé pouvait lui être préjudiciable, en présence du légat. Et c'était la crainte de ce que cela pourrait lui valoir qui le conduisait à garder toute contenance, même sous le coup du profond dégoût qui le tourmentait.

Une pluie de questions d'ordre moral pesaient sur sa conscience, et il n'avait eu de cesse de s'appesantir sur ses états d'âme depuis qu'il avait porté le coup de grâce. Fallait-il être sans aucun scrupule pour pouvoir porter cette armure et l'utiliser au mieux de ses capacités ? Auquel cas il ne s'en sentirait pas la force, ne se remettant déjà pas d'avoir pu abattre un homme de sang-froid, quand bien même ce dernier était l'ennemi de son peuple – et le sien plus particulièrement. Pourtant, il devrait s'estimer heureux ; celui qui avait le plus de raison de venir lui réclamer son bien avait péri de sa main. Bien sûr, ce n'était pas le fin mot de l'histoire : il doutait fort que les Guerriers Divins aient envoyé plusieurs hommes au combat pour ses intérêts personnels.

- Merci pour votre générosité. Mais je ne suis pas certain d'être le plus qualifié pour garder ce saphir. S'ils se sont donné la peine de venir aussi nombreux, c'est qu'il doit être plus important qu'il n'en a l'air. Je ne suis pas sûr d'être à la hauteur pour en assurer la garde s'ils doivent revenir le chercher une fois de plus.

Le feu des combats avait cessé, et aussitôt son manque de confiance refaisait surface. Il était étonnant qu'un général puisse manifester une telle crainte, aussi se donnait-il du mal pour n'en rien laisser paraître en public. Mais dès qu'il était à l'écart et s'entretenait en privé, il s'empressait de laisser tomber un masque qu'il peinait à arborer. Et si Orpheus continuait de l'intimider même après plusieurs mois, il se sentait le devoir de faire preuve d'honnêteté en lui montrant que l'aplomb venait à lui manquer. À la différence de sa culpabilité vis-à-vis de Sylphorn, il pensait pouvoir le révéler au grand jour sans que cela ne se retourne contre lui, mais il n'en était pas moins embarrassé de se montrer si vulnérable devant son supérieur hiérarchique. Bien évidemment, avoir ce saphir en sa possession et être seul dépositaire de sa surveillance était un grand honneur. Mais en était-il vraiment digne ? Voilà la question qui lui occupait l'esprit maintenant qu'il commençait à en percevoir la valeur réelle.

- Je suis désolé, je n'ai pas réussi à en apprendre plus sur la manière qu'ils ont de s'en servir. Tout ce que je sais, c'est qu'il y tenait plus qu'à sa propre vie. Rien d'étonnant, si c'est assez grave pour que les plus forts d'entre eux aient fait le déplacement. Après avoir senti le cosmos du seigneur Poséidon, je commence à croire que ça doit avoir un rapport avec leur Dieu.

Une hypothèse à soumettre, qu'il méditait depuis quelques temps déjà. Avoir vu plusieurs de ces Guerriers Divins en porter un également, et que les plus forts d'entre eux en aient apparemment l'exclusivité le confortait dans cette idée. Ce qu'il avait pris au départ pour une simple décoration remise uniquement à la fine fleur de leur armée serait en réalité un artefact d'une grande puissance. Il ne soupçonnait cependant pas de quelle manière il pouvait s'en servir, mais y avait assez mûrement réfléchi que pour se dire que s'emparer de plusieurs de ces joyaux les aiderait à mettre en lumière les points encore obscurs. Et il ne doutait pas que ses suppositions l'insinuent bien assez pour qu'Orpheus émette un jugement à ce sujet.

- Je peux aller me battre en Asgard si c'est ce que vous voulez, mais je dois vous avouer que j'ai peur que les chevaliers d'Athéna nous attaquent à tout moment après ce qui s'est passé là-bas.

Un demi-mensonge seulement. C'était avant tout une excuse pour ne pas avoir à se mettre plus de sang sur les mains dans l'immédiat, mais il redoutait réellement des représailles de la part des Saints. Ceux-ci n'apprécieraient certainement pas d'avoir été battus sur leur propre terrain et il fallait s'attendre à ce qu'ils finissent par subir un retour de bâton qu'ils devraient alors pouvoir encaisser. Et pour avoir été mis bien plus en difficulté lors de la bataille du Sanctuaire qu'au cours de ces retrouvailles, Kryo leur accordait sensiblement plus de crédit, bien qu'aucun d'eux ne soit à négliger. Son regard erra dans toute la pièce sans oser regarder la Sirène Maléfique droit dans les yeux, convaincu qu'il ne pourrait que baisser la tête tant il en serait impressionné. Il finit par s'intéresser à nouveau au cadavre de Sylphorn, et se surprit à vouloir savoir s'il avait une famille, des amis qui pleureraient sa mort. Ce n'était pas par sympathie que ses compatriotes l'avaient accompagné, mais par devoir, semblait-il. Aussi était-on en droit se demander si qui que ce soit accorderait de l'importance à son passage de vie à trépas, outre le fait qu'il avait échoué à réparer sa faute.

- Je ne sais pas si on peut vraiment dire que je m'y suis habitué... J'essaie de retenir tout ce qu'elle a à m'apprendre mais je m'y perds un peu, ses pouvoirs ne sont pas comme ceux des autres Scales. Peut-être que c'est juste moi qui ne suis pas à la hauteur. J'ai très vite compris que j'allais devoir m'y faire pour réussir à m'en servir, mais ses pouvoirs sont si grands que je ne suis pas sûr d'y arriver...

Un sursaut de cosmo-énergie l'enveloppa d'une chaleur douce et apaisante, sans qu'on ne s'y attende. Pourtant, le bleu glacé de son aura était d'une froideur polaire, assez pour faire chuter brusquement la température de la pièce sans aucun effort. Une caractéristique qu'il garderait très probablement à vie pour être celle de ses premiers pouvoirs, qui même s'il n'en avait plus l'utilité étaient toujours là, cachés quelque part. Mais c'était des nouveaux dont il voulait faire la démonstration, car même si le légat devait déjà les connaître en substance, illustrer ses propos vaut parfois mieux que toutes les explications. Quand Kryo se releva après s'être passé la main sur le visage, ce dernier n'était plus le même. Le général des Lyumnades avait complètement disparu pour faire place à une toute autre personne, de même que le vent glacé qui tourbillonnait dans la pièce une seconde auparavant s'était envolé sans attendre. La silhouette qui avait pris sa place était sans commune mesure avec la sienne, ne fût-ce que pour sa féminité. Car il s'agissait bel et bien d'une femme, qu'Orpheus ne connaissait que trop bien pour l'avoir tuée par le passé.

- Voyez plutôt.

- Et pourtant.

L'image se dissipa pour lui rendre son aspect initial. Cette fois, la fatigue était moindre. Sans doute la force de l'habitude commençait-elle à poindre. Voir qu'il arrivait à duper même le légat éveilla un étrange sentiment en Kryo. Un curieux mélange de fierté et de culpabilité sur lequel il n'aurait su mettre de mot. Ce serait mentir que de dire que ce pouvoir ne l'intéressait pas. Pire que cela, il le fascinait. Mais c'était justement cette obsession qui lui faisait le plus peur, à bien y réfléchir. Derrière la tentation se cachent souvent des pièges mortels. À vouloir en savoir trop, cela finirait par se retourner contre lui. S'il n'y prenait pas garde, il serait englouti par la Scale des Lyumnades et sa faculté si spéciale. Ironiquement, son appel était semblable à un chant des sirènes. Pourtant, l'une d'elles se tenait devant lui en la personne d'Orpheus, par le biais de sa propre armure : il n'était pourtant pas plus à même de l'éclairer sur sa véritable nature.

- C'est difficile à dire. Normalement, je devrais pouvoir le faire tout seul, mais je ne suis pas encore très à l'aise. Ma Scale m'aide beaucoup, et je me contente de trouver les mots justes. Je ne sais pas trop si j'ai le droit de m'en servir comme ça...

Il ne disait pas cela au sujet d'une permission manquante, mais bien pour une question d'ordre moral. Forcer l'accès au coeur des gens était immoral et il ne pouvait s'empêcher de se sentir souillé quand il devait s'y résoudre. Au moment de décider des traits qu'il allait revêtir, le général n'avait pas honte de dire qu'il avait choisi au hasard. Il n'avait aucun droit d'accès aux souvenirs de son vis-à-vis et se garderait tant que faire se peut d'y toucher, même sans le vouloir. Faire usage de cette capacité sur lui devenait dès lors très délicat car il s'interdisait d'aller trop loin, de chercher ce qui pourrait réellement l'émouvoir. Celle dont il avait usurpé l'identité un court instant n'était visiblement qu'une inconnue pour lui, ou peu s'en faut ; toute morte qu'elle soit, la voir apparaître devant lui, image d'outre-tombe, ne l'avait nullement ébranlé. Kryo devrait faire mieux que cela s'il voulait susciter une réaction chez son supérieur, même si celle déjà obtenue était à l'origine d'une intense satisfaction comme il en avait rarement connu. Il était rare qu'on le félicite et même s'il aurait voulu croire le contraire, il avait encore l'âme d'un enfant et restait donc très sensible aux compliments. En recevoir de la part de son seigneur et maître était un honneur : rien n'aurait pu lui faire plus plaisir.

- C'est moi qui décide de ce que je vais utiliser, mais le plus souvent je me laisse guider par mon instinct. Je mets à jour les sentiments profondément enfouis et je n'ai plus qu'à trouver la faille... Je ne sais pas moi-même jusqu'où je peux aller, et à vrai dire le vérifier me fait un peu peur. Mais puisque vous insistez, vos désirs sont ds ordres.

Kryo n'eut qu'à fermer les yeux pour s'introduire dans l'esprit d'Orpheus. Son coeur manqua un battement à cette sensation, tant parce qu'il avait peine à croire qu'il agissait ainsi envers le borgne que parce qu'elle était en train de lui devenir familière. Passant outre cette remarque pourtant pertinente, il entreprit de sonder son âme à la recherche d'une personne assez importante à ses yeux pour occasionner un choc violent. Les jeux d'esprits étaient une fascinante cour de récréation, mais il ne pouvait que se sentir coupable d'entrer si facilement dans la vie d'autrui et de s'y servir comme un vulgaire brigand. Mais puisque c'était la volonté du légat, il n'avait d'autre choix que de le lui obéir. Cette fois, il lui en ferait la démonstration en tant qu'une dénommée Cassandre, qu'il semblait très bien connaître – et pour cause.

- Alors, Orpheus ? Le chant de la Sirène t'a-t-il été utile, ou as-tu accompli en vain ce sacrifice ? Encore que je doute que le seigneur Poséidon refuse de répondre à tes attentes, alors que tu lui as sacrifié non pas une mais deux vies. Toi qui porte la scale qui m'a autrefois appartenu, tu es devenu sa voix. C'est un honneur. Ne le déçois pas. Ne ME déçois pas.

Le maléfice des Lyumnades se déroba une fois de plus pour lui rendre son apparence. Une fois sa cible choisie, il n'avait osé en vérifier les moindres détails, n'en menant déjà pas large à devoir s'immiscer dans cette auguste conscience. Certes, c'était Orpheus qui lui avait demandé de réitérer l'exploit, mais cela voulait-il nécessairement dire qu'il ne pouvait lui en tenir rigueur ? Personne n'aime voir sa vie privée violée de cette manière, consentement ou non. Néanmoins, les informations énoncées une à une sous ces traits inconnus devrait lui prouver qu'il pouvait aisément avoir toutes les cartes en main quand il s'agissait de briser quelqu'un. De retour à son état normal, l'adolescent prit une longue inspiration pour se remettre de ce bref séjour dans une peau qui n'était pas la sienne.

- Je ne tiens jamais très longtemps, mais j'aurais pu continuer quelques minutes de plus. Ajouta-t-il pour la précision.

Orpheus savait pertinemment qu'il était en face d'une contrefaçon, et éprouva pourtant le besoin de se justifier. Kryo n'avait pourtant donné qu'un petit aperçu de son pouvoir et aurait pu employer des mots bien plus blessants s'il s'était donné la peine de fouiller plus en profondeur. Mais même si les portes lui en étaient grandes ouvertes, il s'interdisait toujours autant d'explorer les méandres de l'âme de son supérieur. C'était une infraction à sa vie privée et il n'avait aucun droit d'y empiéter, même avec sa permission. Cette force était réellement terrifiante, si même la Sirène Maléfique tombait dans son piège. Néanmoins, cet épisode rappela à Kryo que si bien loti qu'il soit auprès de Poséidon, le légat n'en restait pas moins humain. Son cosmos était grand et son autorité l'était plus encore, mais il n'avait pas tant à lui envier en définitive. Cela n'affecta bien sûr pas le respect qu'il lui vouait, mais ce constat l'aida à voir les choses d'un autre oeil. S'il pouvait être source de bien des traumatismes pour peu qu'il en abuse, ce pouvoir avait aussi le mérite de le faire grandir, mûrir. Depuis qu'il avait perdu ses parents, le jeune garçon avait vécu une adolescence pour le moins tourmentée, qui l'obligea à grandir trop vite. La capacité des Lyumnades lui donnait la carrure qu'il aurait dû avoir – une carrure d'adulte. Celle qu'il lui fallait pour assumer pleinement son rôle.

Cela lui permettait de voir certaines réalités en face, et non plus à travers le prisme de la candeur et de l'innocence. La consécration en avait été le meurtre de Sylphorn, dont il ne pouvait décliner la responsabilité. Ce n'était pas la première fois qu'il versait le sang, oh non. C'était même chose courante depuis qu'il était entré sous les ordres du Dieu des Mers. Mais il avait pris la vie d'un homme, ce qu'il n'avait fait jusque là que sous la contrainte de son alter ego. Aussi n'en était-il pas véritablement à l'origine. Son cosmos lui-même s'était adapté à celui que le légat avait gardé en mémoire pour que son imitation soit parfaite, et il acheva de reprendre sa forme normale alors que reprenait la conversation.Quand Kyara fit son apparition, sa conscience se heurta à un mur d'incompréhension. Puis, son esprit rationnel fit le reste. Elle n'était pas là l'instant d'avant, et n'avait jamais fait peser sur lui un regard si lourd d'accusations. Mal à l'aise, Kryo déglutit. Mais sa logique était inaltérable et il réussit à se convaincre que ce n'était qu'un songe, qu'elle n'était pas réelle.

Ce qui lui posait problème n'était pas tant les traits de sa soeur, quoique finement imités. Même lui, désormais expert en la matière, avait failli s'y laisser prendre. Mais ce qui le gênait véritablement, c'était le spectre de la culpabilité. Il était toujours hanté par les remords de lui avoir fait du mal sous l'emprise de sa sombre facette. Même s'il n'en était pas entièrement responsable, il était normal de s'en vouloir. Pouvait-il passer outre cette épreuve sans accroître sa honte de lui avoir nui alors qu'elle était ce qu'il avait de plus cher ? Au terme de plusieurs minutes de réflexion, Kryo tendit la main dans sa direction. Ce n'était pourtant nullement une invitation, puisque les ombres s'y rassemblèrent pour donner naissance à une faux gigantesque, aux allures macabres. Elle respirait la mort. Sa propre aura en devint lugubre, sa mine sinistre. Ces airs de faucheur ne seyaient guère à un si jeune garçon, tout en s'adaptant on ne peut mieux au porteur de cette Scale, entraînant un curieux paradoxe. Retenant son souffle, il arma son bras et la cueillit de sa lame obscure, la main crispée sur la hampe pour lui faire décrire une ample rotation. Bien que tranchée, il fallut une poignée de secondes à la copie pour disparaître. Une goutte de sueur roula sur sa tempe alors que son arme se désagrégeait sous forme de nuage obscur. Avec le temps et sa progression, ses pouvoirs avaient changé radicalement, et Orpheus venait d'en avoir un échantillon.

- Celui qui ne craint pas sa propre arme n'est pas digne de la brandir. Je connais les illusions mieux que quiconque, et j'ai appris à les redouter car j'ai peur. Peur de mon propre pouvoir. La vérité est une illusion, et l'illusion est une vérité. Réalité et illusion ne sont séparées que par une mince frontière et je suis à présent capable de la discerner en toutes occasions. Vous ne m'aurez pas à mon propre jeu. J'ai encore beaucoup à apprendre pour vous surpasser... Mais je crois que la Scale... Non, qu'avec la Scale des Lyumnades, je peux y arriver. Au moins sur ce point précis.

Oui, il y avait cela... Et aussi le simple fait que plus personne au monde ne connaisse Kyara mieux que lui. Ayant perdu père et mère, il était à présent sa seule famille, et pouvait se targuer de discerner la moindre anomalie dans ses gestes et son attitude. Orpheus était bien sûr capable de résultats que lui-même n'aurait pas soupçonné, mais quand il s'agissait de feindre l'existence d'une personne qui n'a pas lieu d'être là, il n'avait pas son pareil. Ses performances étaient le fruit d'une illusion humaine, l'illusion de pouvoir comprendre autrui. C'était ce qui lui permettait de créer ce subterfuge avec autant d'aisance. Avec l'acquisition de cette Écaille, sa mémoire s'était aiguisée et plus aucun détail ne lui échappait désormais, autre bénéfice de cette promotion. Il serait prématuré de dire qu'il s'y était déjà habitué, mais à le voir enchaîner les transformations sans prendre le temps de souffler, on pouvait affirmer sans hésitations que c'était en très bonne voie. Comme pour s'excuser des propos tenus, il inclina la tête avant de courber l'échine, renouvelant son allégeance. Après lui en avoir fait la démonstration, il lui devait aussi une explication vis-à-vis de ses nouveaux pouvoirs.

- Cette faux peut lire les âmes, elle aussi. Elle s'insinue dans l'esprit des gens et fait remonter à la surface les peurs et les regrets les mieux enfouis. La culpabilité, la jalousie, l'amertume... Ce sont autant de sentiments négatifs qu'elle ravive et amplifie. Elle fait appel aux plus noires facettes du genre humain et les retourne contre leur détenteur. C'est une catharsis à elle seule.

*** ***

*** ***

La délicate odeur de brise marine qui arpentait en permanence le royaume sous-marin venait de disparaître. Humer l'air permit à Kryo de comprendre qu'il venait de perdre l'odorat. D'ici peu, ce serait au tour de ses autres sens de disparaître l'un après l'autre. Un art qu'il connaissait à présent sur le bout des doigts pour le pratiquer lui-même. Il n'en fit nulle mention, cependant, convaincu que le flûtiste devait déjà s'en douter. Ce n'était pas le premier à revêtir cette Scale et, comme chacune de ses semblables, ses pouvoirs s'étaient transmis à travers les générations depuis qu'elles avaient vu le jour. Peut-être comportaient-ils de subtiles différences, mais cela n'allait pas plus loin. Un frisson d'effroi parut secouer son Écaille quand l'interprète de Poséidon entama sa mélodie mortelle. Ce ne serait bien entendu pas le cas ici, mais ce sursaut d'appréhension était aisément déchiffrable.

Elle connaissait ce phénomène pour l'avoir déjà expérimenté, même si ce n'était que de visu, et ne tenait point à en être victime à son tour. Pourtant, elle n'aurait guère le choix. Il était déjà trop tard pour y échapper, et son propriétaire n'avait aucune intention de se défiler. S'il demandait grâce, tout ce temps passé au service du Dieu des Mers n'aurait servi à rien. Il n'était plus un enfant, par son rôle de Général des Mers il était devenu un homme fait. Ses craintes passées avaient été laissées derrière lui et il ne restait maintenant plus qu'un vaillant guerrier arborant fièrement les couleurs de sa divinité. Si un vent de panique avait l'espace d'un instant glacé son sang dans ses veines, le Marina était resté parfaitement stoïque et analysait la situation avec un calme méthodique. Élever sa cosmo-énergie lui permit de faire cesser le tremblement qui parcourait ses membres et ainsi de répondre à son homologue.

- C'est un grand honneur d'assister à votre récital. Mais j'ai moi aussi plus d'une corde à mon arc.

La silhouette de Kryo se brouilla pour ensuite disparaître. À l'image d'un caméléon, il s'était fondu dans le décor pour n'être plus qu'une ombre, une présence indistincte longeant les murs sans oser paraître au grand jour. Les fantômes du passés surgirent alors de l'esprit d'Orpheus, des limbes de sa mémoire... Le général méditait cette utilisation de ses pouvoirs depuis l'obtention de son armure, mais ne s'y était pas risqué avant ce jour. La raison en était bien simple. Si y avoir recours normalement était déjà éprouvant physiquement et mentalement, accélérer le processus risquait de provoquer des lésions irréversibles. Mais ses performances face au Légat et les appréciations de celui-ci était à son sens assez encourageantes pour se le permettre. La providence avaient voulu que leurs compétences se rejoignent en de nombreux points.

L'illusion en faisait partie, mais il en allait de même pour la perte des sens. Et en l'état, ceux de la Sirène Maléfique devaient connaître des hallucinations qui ne manqueraient pas de le faire prisonnier des chaînes de son propre passé. Tous les êtres qui avaient un jour compté pour lui étaient présents et hantaient les méandres de sa conscience, ne lui adressant que mépris et déception tant par l'attitude que par les paroles. Un assaut mental de ce calibre suffisait à briser la plupart des gens mais Orpheus était d'une toute autre étoffe et devrait pouvoir s'en sortir sans trop de mal. D'autant plus qu'à la différence des siens, les pouvoirs des Lyumnades, en adéquation avec leur détenteur, n'étaient pas arrivés à maturité. Néanmoins, ces échantillons démontraient un incroyable potentiel qui entre de mauvaises mains pourrait faire des ravages. Encaisser les coups est l'apanage de nombre d'hommes au sein de la chevalerie, et ce sans distinction de camp, mais qu'en est-il quand on s'attaque directement à leur psyché ?

Même un mental d'acier ne peut résister indéfiniment quand on le harcèle de toutes parts de puissants traumatismes. Et c'était précisément ce à quoi l'adolescent s'essayait à cet instant, si intimidé soit-il par la présence de son supérieur. S'il y avait bien une chose qu'il avait appris depuis son enrôlement, c'était de ne pas baisser les bras même face à un guerrier plus puissant que lui. Au contraire même, car c'est en s'y opposant que sa force pourrait croître à l'infini. Toujours plus loin. Toujours plus haut. Toujours plus fort. Les quolibets ne baissèrent d'un ton que pour lui donner la parole. Sa voix venait de partout et de nulle part à la fois, tourbillonnant sans cesse dans l'espace clos du Temple de Poséidon. Plus qu'il n'en faut pour rendre fou la plupart des hommes. Sa perception du monde était de plus en plus confuse mais il n'avait besoin que de son esprit pour communiquer, et en dépit de tout ce qu'Orpheus pourrait lui infliger celui-ci demeurerait intact.

- J'ai encore des progrès à faire. Mon pouvoir ne sera à son apogée que d'ici quelques années. Ma place ici ne fait plus aucun doute, mais ai-je vraiment l'étoffe d'un général ? Je ne suis pas sûr d'être à la hauteur et je ne voudrais pas que le pilier antarctique soit en danger parce que je ne suis pas capable de le défendre...