Plongé dans sa méditation, Kryo avait senti arriver de loin les présences hostiles. L'invasion avait déjà commencé, il était trop tard pour établir un plan de bataille. Si la plupart des auras lui étaient inconnues, toutes partageaient un même attribut : le froid. Ce froid glacial et mordant qui, au comble de son intensité, gèle jusqu'à l'âme. Le cosmos des gens du nord, de ceux qu'il avait lui-même accueilli avec les égards lors de leur dernière visite. Sur ordre d'Orpheus. Mais cette fois le légat ne serait pas là pour le lui ordonner. C'était de son propre fait qu'il devrait livrer ce combat. Car il ne serait pas dit que l'on peut franchir si aisément les frontières de son royaume et en repartir sans que ce soit les pieds devant. Qui plus est, ce qu'il ressentait de la scène lui indiquait clairement qu'il allait devoir se dévouer pour leur souhaiter la bienvenue avec la même courtoisie que précédemment.Car celui qu'il avait dépouillé dans sa folie et sa quête de puissance était venu récupérer son bien.

Monté en pendentif, le saphir trônait autour du cou de l'adolescent.

Cela faisait des semaines que son poids réconfortant ne l'avait pas quitté. Quand il lui arrivait de douter du bien fondé de sa cause et de ses raisons d'être là, il lui suffisait de songer à la confiance placée en lui par la Sirène Maléfique pour se rasséréner. Depuis leur rencontre, il n'avait cessé de se dire qu'il aurait pu le vaincre sans aide extérieure. C'était d'autant plus vrai à présent. Il avait changé, et n'était plus le même. Il était entré de plein pied dans l'âge adulte avec des années d'avance, et ne doutait plus. Sa force n'appartenait qu'à lui, et à lui seul. Plus personne ne le ferait hésiter, car il avait depuis bien longtemps compris que le pire ennemi qu'il puisse avoir n'était autre que lui-même. Rompant sa concentration, il se redressa, déjà recouvert par les plaques diaprées de sa somptueuse Scale. Hérissée de pointe, elle était bien moins lisse que ne l'avait été celle de l'Orque avant sa destruction, et était de ce fait au diapason de son état d'esprit plus acéré qu'il n'aurait jamais pu l'être en ce temps-là.

L'ennemi était déjà là pour le voir.

- Encore toi.

Kryo n'avait pas abandonné. Kryo avait grandi.

On lui donnera désormais dix-sept ans, de longues mèches d'un blanc tirant sur le gris encadrant son visage aux traits plus fins, moins enfantins. Une poussée de croissance le souligne en lui ayant fait gagner une quinzaine de centimètres qui le rendent moins chétif qu'il ne l'était par le passé. Ses yeux sont d'un bleu perçant ; quand le temps est nuageux, on les dirait plutôt gris. Ou plutôt son oeil, puisque l'emplacement du droit était désormais barré d'un cache-oeil dont la présence est dénuée de toute explication apparente. Si un général avait reçu une blessure de guerre de cette ampleur, la rumeur aurait eu tôt fait d'en préciser l'origine. L'accessoire est richement ouvragé tout en restant

Nul n'était dans la confidence, car personne ne devait connaître le secret en sommeil derrière cette fine bande de tissu maintenue sur son visage au moyen d'une lanière de cuir. Son regard est moins doux, plus aguerri. Il a été confronté à la guerre et à ses atrocités et en est ressorti grandi. Fort de cette expérience, il se déclare seul maître en sa demeure et met au défi quiconque le voudrait de le déposséder de ce titre. Sa voix se répercuta dans l'immensité de ce lieu vide de toute présence de telle sorte que nul n'aurait pu l'ignorer. Dans sa main, la pierre précieuse tant convoitée, farouchement gardée par son cerbère juvénile. Sitôt que son éclat d'azur fut capté par les pupilles du fauve, son poing s'en empara, le soustrayant à sa vue. Le restituer sans combattre n'était pas une option.

- Je suppose que c'est ça que tu es venu chercher ?

Du haut de son pilier, Kryo était confiant. Sylphorn ne pourrait pas même en ébranler les fondations. Chercher à l'en faire tomber ne serait qu'un effort inutile. Le monument de l'antarctique avait tenu bon contre vents et tempêtes depuis plusieurs éternités, ce n'était pas la force dérisoire de Zeta qui réussirait à l'ébrécher. Il était venu se venger et laver un honneur traîné dans la boue de même que l'avait été son corps dans le sable qu'il foulait à présent. Ces pertes n'étaient pas si cher payé pour répondre de ses actes et surtout de l'affront envers Poséidon qui avait motivé sa mise au pilori. En l'excluant, ils s'étaient fait une joie de lui faire savoir qu'il n'était plus le bienvenu en ces lieux et que d'y revenir signerait son arrêt de mort. Or, il avait brisé cette interdiction. Dès lors, son sort était entre leurs mains...

Et une promesse se doit d'être tenue.

Un Guerrier Divin se doit de protéger son peuple.
Et une promesse se doit d'être tenue.

Dès que Sylphorn mentionné la pierre, le général des Lyumnades se fit un devoir de la faire disparaître derrière son plastron. À l'air libre, elle constituait une cible trop facile pour le guerrier divin dont c'était le principal objectif. Pour pouvoir s'en emparer, il lui faudrait briser son armure comme il l'avait fait de celle de Zeta lors de leur première rencontre. Et pour avoir fait d'importants progrès depuis, l'adolescent pouvait jurer ne pas être prêt à se laisser faire sans mot dire. Cependant, il était soucieux. Cet affrontement divergeait radicalement du précédent en ce qu'il avait toute sa tête. Il se battait cette fois en ce nom, à la différence de cette humiliation infligée sous le visage d'un autre. Autrefois récurrent, ce phénomène était à présent de l'histoire ancienne. Mais ne pouvant plus se reposer sur cette force latente, sur cette présence inscrite dans les méandres de son âme, il était seul pour faire face au danger. Et même s'il était confiant en ces capacités, il redoutait de ne pas être à la hauteur.

De devoir constater que, malgré tous ses efforts, il demeurait inférieur à l'ombre qui s'était emparée de lui quand ce saphir avait été dérobé. Mais pour savoir ce qu'il en était, il fallait avant tout engager le combat, ce qu'il serait tenu de faire en toutes circonstances. Sa victime avait commis la lourde erreur d'exiger réparation en revenant avec ses pairs. Il avait pourtant été le seul à trainer son nom dans la boue par ses agissements, à l'époque. Mais en vertu des menaces proférées ce jour-là, et en l'absence du légat, le mot d'ordre serait d'exécution la sanction prévue coûte que coûte. À bien y penser, cette gemme n'était qu'un maigre tribut pour l'affront dont il avait fait preuve. Cette fois, il ne repartirait pas sans y avoir laissé des plumes. Et ce serait d'autant plus facile de les lui arracher qu'il ne portait pas son armure. Quelle était donc cette folie de sa part, d'ailleurs ? N'avait-il donc pas assez de bon sens pour voir qu'ayant déjà été défait quand il l'avait sur le dos, il aurait encore moins de chances de l'emporter en se passant de ses services ?

- Tu ne portes pas ton armure ?

Derrière le ton neutre se cachait une inquiétude sincère. L'aurait-il tant endommagée qu'elle ne puisse reparaître ? Percevant en sa Scale une équipière à part entière, il lui était difficile de penser qu'on puisse y renoncer volontairement alors que bien souvent la sienne lui était d'une aide précieuse. Mais peut-être que celles des guerriers d'Odin n'agissaient pas de la même manière, ou qu'il avait des raisons de ne pas l'arborer ce jour. S'il en avait fait le choix, tant mieux : ce ne serait que plus facile de lui rappeler combien il était peu digne de la porter. Au fur et à mesure de la discussion, son cosmos commençait à émerger. La matière noire répandait autour de sa silhouette de sombre volute. Si elle en partageait la couleur, elle était sans commune mesure avec celle des Spectres d'Hadès. Sa teinte était celle de l'abysse, du puits sans fond. Et bientôt dans ce piège marin disparaîtrait l'âme d'un disparu en mer. Tout tigre à dents de sabres qu'il soit, il ne serait pas épargné par la force du courant. La grande vague implacable aurait raison de lui et de sa témérité.

- Je ne sais pas si je dois te plaindre ou te féliciter. En tout cas, sache que tu ne l'auras pas aussi facilement. Si tu le veux vraiment, il va falloir venir le chercher. Et je pense que tu sais déjà que je suis dur en affaires. En garde.

Entre ses mains se matérialisa une immense faux à l'air sinistre. Elle aussi d'une couleur d'obsidienne, elle revêtait en revanche un aspect beaucoup plus inquiétant, forte d'une lame proéminente dont le tranchant n'avait d'égal que la détermination de son propriétaire. Et bien qu'il ait les mains moites, Kryo s'en saisit avec fermeté pour la faire tournoyer, décrivant un cercle complet pour démontrer avec quelle facilité il pouvait la manier. Ainsi, Zeta ne pourrait pas dire qu'il n'avait pas été prévenu quand cette arme de mort s'abattrait sur lui avec férocité pour le priver de l'un de ses membres. Telle était la sanction convenue, et elle était encore trop douce au goût de beaucoup. Nombre de Marinas avaient regretté qu'il ne soit pas exécuté sommairement lors de sa première visite. Le calabrais, pour sa part, n'avait pas besoin de plus. Le légat fondait en lui de nombreux espoirs, et ils passaient par la garde de ce saphir. Aussi le protégerait-il au péril de sa vie pour finir par appliquer les consignes données au cas où Sylphorn remettrait ne serait-ce qu'un pied en leur royaume. Et si l'adolescent était navré de devoir en arriver à ces extrémités, il exécuterait les ordres sans coup férir, car c'est là l'étoffe d'un bon soldat.

- Endless Waltz.

Dans un murmure à faire froid dans le dos, il présentait son attaque. Cette faucille entre les mains, il avait tout d'un avatar de la Mort venu faucher les âmes de ceux appelés à disparaître. En ces lieux, il n'y en aurait qu'un, et à cet instant il fit le serment que ce ne serait pas lui. Après avoir émis un discret soupir de résignation, il prit appui sur le pilier pour se projeter à toute allure en direction de son adversaire. On vantait la vitesse de pointe que pouvaient atteindre les Gold Saints, qui n'était autre que celle de la lumière, mais la sienne n'avait rien à leur envier. L'Ase devait se souvenir de cette rapidité qui l'avait déjà pris en défaut par le passé, et même si Kryo avait appris à ne pas se précipiter sans réflexion préalable, il le dominait toujours sur ce point précis. Contre toute attente, ce n'est pas le tranchant mortel qui devait le percuter le premier mais l'autre côté de cette arme qui de seconde en seconde paraissait toujours plus gigantesque.

Dirigée vers son plexus solaire très exactement, l'extrémité de la hampe aurait raison de sa respiration s'il l'encaissait lancée à pleine vitesse. Y étant toujours suspendu, le gardien du pilier n'eut qu'à ébaucher une brusque rotation pour prendre sa cible en tenaille. Les dimensions de l'arme pouvaient s'avérer gênantes pour son transport mais étaient aussi d'une grande utilité pour entraver un individu en lui coupant par avance toute tentative de fuite. En parallèle, la jambe de l'adolescent avait foncé vers ses côtés dans la direction opposée pour le forcer à se jeter vers cette mort certaine. Une stratégie à voir comme un coup de guillotine improvisé, à ceci près que ce n'était cette fois pas la tête qui était visée. Car en cas de décapitation, il pourrait reposer pour l'éternité, sans avoir eu à regretter l'audace qui par deux fois l'avait mis en travers de sa route.

Telle était la volonté de Poséidon. Et tel un raz-de-marée, elle ne pouvait être arrêtée.

Sylphorn se trompait lourdement s'il prenait pour acquise la maîtrise aérienne. Son totem était par définition un animal terreste qui jamais ne régnerait sous les cieux, et encore moins sous l'eux. En revanche, la nature féérique de celui de Kryo lui mettait toutes les cartes en main pour mener ce combat à sa manière. Posant les deux mains sur sa faux, il la leva et en opposa le manche au poing qui aurait dû se précipiter à la rencontre de ses côtes. Son aspect fumant et instable n'ôtait rien à sa dureté et elle tint bon malgré le choc. Pas question de se laisser repousser comme un fétu de paille, ni même de le laisser rattraper l'avance considérable qu'il venait de prendre. Nulle terre ne le sentirait s'y heurter. Pas cette fois. Il fut tout de même atteint, mais bien moins sévèrement. Il eut un regard teinté de gratitude pour son armure. Celle de l'Orque aurait sûrement cédé. En comparaison, la Scale des Lyumnades était d'une résistance à toute épreuve, lui donnant l'impression de revêtir un bouclier indestrucible, un rempart infranchissable. Et le sentiment de sécurité que lui procurait cette analogie ne le rendait que plus confiant.

Quand Zeta passa à l'attaque, il l'attendait le coeur serein. Allant jusqu'à fermer les yeux, il anticipa chaque attaque, les déviant très légèrement au moyen de cette hampe couleur charbon qui pas une fois ne l'avait quitté depuis que le duel s'était engagé. S'il tenait tant que ça à récupérer son bien, il devrait s'attaquer à forte partie. Ainsi donc, le Guerrier Divin manqua sa cible à de multiples reprises, n'échouant qu'à une distance de quelques centimètres. En lisant le coeur de Sylphorn, il pouvait anticiper une partie de ses actions. Il ne mit fin à cette mascarade que quand il en eut assez de cette vaste brume, qu'il trouvait oppressante. Ainsi leva-t-il la main pour attraper au sol le pic de glace que son antagoniste tenait fermement entre ses doigts. Le froid courut le long de son bras, figuré par une épaisse couche de glace qui bien qu'inégale n'en était pas moins présente.

Une montée de cosmo-énergie arrêta sa course avant qu'elle n'atteigne l'épaule mais le mal était fait, il aurait dû se montrer plus prudent. Ces nouveaux pouvoirs le rendaient trop orgueilleux, et il prit bonne note de ne pas reproduire cet exploit. Il avait été idiot de penser pouvoir arrêter cette attaque sans même en connaître les effets et ne pouvait donc plus que le regretter. La main engourdie par le gel, il lui fallut bien des efforts pour ne rien montrer de la gêne occasionnée. Sa liberté de mouvement en était réduite de moitié. Qu'à cela ne tienne : il n'avait besoin que d'une main pour exécuter la majeure partie de ses arcanes. Entreprenant de libérer son membre pris dans la glace au moyen de son aura, il battit en retraite en direction du pilier. Y voir clair dans la brume demandait une acuité visuelle qui n'avait pas, encore moins avec un seul oeil. Son choix avait été celui de la sécurité en prenant appui sur le flanc de l'immense pilier situé dans son dos.

- Surveille le ciel. Les choses ne vont qu'empirer. lui glissa-t-il en même temps, regardant en arrière pour surveiller sa position.

Même avec un brouillard à couper au couteau, il n'avait pu oublier sa localisation qui une seconde plus tôt lui apparaissait clairement. Le rejoignant par ce moyen, il gravit sa surface, avalant les distances jusqu'à se dresser au sommet. Il n'y resta cependant qu'une faction de seconde avant de bondir dans les airs, s'infligeant à lui-même une chute libre. Il se dirigeait vers le sol tête la première. Mais les conséquences allaient en être inattendues. Faisant croire qu'elle était prête à le réceptionner, sa main se tendit. Et en dépit de l'effort fait pour ne pas finir désarmé, il dissipa lui-même le cosmos qui la faisait tenir en un seul morceau. Non pas parce qu'elle ne lui était plus utile, mais parce qu'avoir les mains libres était indispensable à l'accomplissement de la phase suivante de son plan. C'est alors qu'un brusque afflux d'énergie donna à sa cosmo-énergie la force de créer du froid en gelant les atômes.

Un pouvoir qui avait toujours été sien, et qui prouverait à Sylphorn que même s'il avait évolué il n'oublierait pas ses racines. Un énorme cône de glace dont il dirigeait la pointe à son gré vit le jour entre ses doigts, donnant la chasse au fauve dont il avait déjà brisé les crocs. Parfaitement lucide, Kryo avait su garder son calme. Et ce devait être ce sang-froid le plus déstabilisant. Si sa dernière victoire en date contre le même homme pouvait être mise sur le compte d'une montée d'adrénaline, le résultat serait cette fois indiscutable. Et par engagement à la fois envers Poséidon, envers Orpheus et envers lui-même, il refusait obstinément d'envisager la défaite sous quelque forme que ce soit. Dans sa chute inéxorable, le général des Lyumnades parut se soustraire à sa vue, alors qu'un visage familier s'y substituait celui de son propre père.

- Je ne veux pas de toi. Il n'y a pas de place pour les faibles au Walhalla. Tu n'es pas mon fils. Tu es ma plus grande déception.

De la mine sévère au timbre de voix, tout était calqué sur ce que l'adolescent avait pu déchiffrer dans ses souvenirs. Son imitation était parfaite et troublerait le malheureux, donnant tout son sens au titre de « chasseur de coeurs » que l'on prête au porteur de cette Écaille. Une tâche ingrate, mais il l'avait acceptée en même temps qu'il l'enfilait pour la première fois, recevant dès lors l'intégralité de son héritage. La gigantesque lance de glace mit de longues secondes à reparaître devant Sylphorn, tenue d'une main ferme par celui qui lui avait donné le jour. Et le calme se fit. Non pas pour Kryo, qui entendait son rythme cardiaque lui marteler les tempes avec une ponctualité démente. Mais pour le tigre noir, qui bientôt allait apprendre ce qu'est le « monde du silence », et il n'y aurait pu y avoir lieu plus adapté pour ce faire. Et dans un fracas de tonnerre, la phénoménale quantité de givre s'abattit.

- Frozen Mountain !

La tourmente illusoire avait marché au-delà de toutes ses espérances. Pourtant, Kryo sentit une nausée lui soulever le coeur.

Mentir au monde de la sorte ne lui convenait guère. Mais il allait falloir s'y faire, car c'était à présent ce qui ferait sa force. Il préférait faire cette concession que de devoir à nouveau être remplacé, n'être plus qu'un pantin de chair pour un alter ego qui s'en donnerait à coeur joie sans qu'il n'ait son mot à dire. Plus jamais. Il eut néanmoins besoin d'aspirer l'air alentours à grandes goulées pour se reprendre. Jouer un rôle qui n'est pas le sien n'était pas de tout repos, et il manquait d'exercice à ce point de vue. S'il aurait besoin de pratique pour que ce lui soit moins laborieux, l'imitation était parfaite en tout point. En tout cas assez pour tromper un fils en adoptant les traits de son propre père. Et même s'il avait pu lire dans son âme que Sylphorn ne le connaissait pas tant, rien n'est plus malaisé à contrefaire que les liens du sang – il était bien placé pour le savoir. Cette pensée éphémère pour Kyara lui donna la force de continuer sans faiblir, une poignée de cristaux de glace gravitant autour de lui sur les arabesques de son aura accablante. La Fata Morgana à laquelle il faisait autrefois appel s'était fondue en son être, en son cosmos, et c'était à son moyen qu'il pouvait désormais fournir des toiles fictives d'une facture inégalée.

Cela dit, ce n'était pas sa spécialité à l'origine, et il lui faudrait sans conteste un temps d'adaptation avant de pouvoir s'en prétendre expert. Le froid qui l'entourait, en revanche, avait toujours fait partie de sa force et soutiendrait son bras vengeur dans la vindicte qui attendait le Guerrier Divin. Il s'était une fois de plus introduit en territoire hostile et n'en repartirait cette fois pas sain et sauf, le Général des Lyumnades s'en était fait la promesse autant qu'il l'avait formulée envers Orpheus. Il avait prononcé ses voeux auprès du légat et était dès lors devenu son bras armé, avec tout ce que cela pouvait impliquer... Même si le simple fait d'y penser lui donnait froid dans le dos. Il ne montrait aucune trace de faiblesse, même si la peur lui compressait les entrailles dans son étau glacé. Pour être le plus jeune à porter ce titre tant estimé, il devait s'assurer de ne faire regretter cette promotion à personne. Ni à la Sirène Maléfique, ni à Poséidon en personne. Et chasser cet intrus, par la manière forte en l’occurrence, était une base fondamentale de son devoir de Marina. Aussi, il ne transigerait pas là-dessus, même si l'ombre de la mort qui planait de fait sur l'Ase ne lui donnait pas envie d'aller plus loin.

De peur de ce que lui réserverait la fin du combat. Ou plutôt de ce qu'elle le forcerait à faire... Il croyait en ses chances de victoire autant qu'il s'en méfiait, et était presque plus apeuré à l'idée de sortir vainqueur de ce duel qu'à celle d'essuyer une cuisante défaite. Pourtant, il s'interdisait d'avoir peur, proscrivait à son corps le moindre tremblement. Car à s'engager sur la route de tous les doutes, il finirait par s'y perdre lui-même. Or, il avait besoin de son esprit aiguisé pour ne pas être pris en défaut. Au moins pour la garde de son pilier, qui serait mis en péril au cas où il viendrait à être vaincu. Non pas qu'il craigne pour sa sécurité – Sylphorn n'ayant de toute évidence pas les moyens de le détruire – mais il n'y aurait pire honte pour lui que de le laisser à la merci d'un envahisseur. Ainsi, le temps de ses réflexions, avait-il jeté en pâture une pâle copie de lui-même : Zeta ne s'était attaqué qu'à une pâle copie, alors que l'original attendait dans un angle mort, prêt à le prendre à revers. Mais en se retournant, il n'y trouverait pas Kryo, mais Wÿrd ; le Seer en aurait-il déjà fini avec son propre combat ? Nul ne saurait le dire, tout était si confus dans cette brume aux vapeurs envoûtantes...

- Sylphorn ? Que fais-tu à bâiller aux corneilles ? Ne sommes-nous pas venus pour défendre ton honneur ? Je vois que tu auras été incapable de te montrer digne de nous jusqu'au bout. L'armure de Zeta n'est plus tienne à présent. Retire-toi. Tu nous fais honte. Poséidon a eu la pitié de te laisser en vie, et nous celle de marcher à tes côtés sur son royaume pour te laisser une chance de redorer ton blason. Tu ne le peux. C'en est fini de toi. Tu n'es plus des nôtres.

Et alors qu'il faisait mine de lui tourner le dos et de s'en retourner dans ses froides contrées, la silhouette androgyne de Kryo jaillit de son ombre, prête à frapper. Cette fois, il ne vint pas au contact de Sylphorn, n'ayant pas son arme à la main. Il aurait fallu être fou pour s'y mesurer au corps à corps sans en être lui-même amateur, or ce n'était pas son cas. Et alors que les traits de la plus haute autorité qui soit en Asgard se volatilisaient pour faire place aux siens, il était déjà trop tard. Son poing serré s'auréolait d'une lueur douloureuse, d'un bleu translucide, presque blanc. Un vent glacé souffla dans les parages alors que cette main close s'abattait sur le sol, y introduisant sa cosmo-énergie en haute quantité. S'il l'avait délaissé pour de nouveaux pouvoirs, le froid restait sa meilleure arme et il lui fallait le rappeler au bon souvenir de celui qui avait fait tout ce chemin pour se mesurer à lui. Et il allait être servi.

- Permafrost...

Ce saphir ne changerait plus de main, pas plus qu'il ne l'avait déjà fait. S'il venait à le perdre, il ne vaudrait pas mieux que son antagoniste. Cet objet n'était pas issu de son peuple, et il en ignorait tant la valeur que le symbolisme, mais on attendait de lui qu'il fasse tout pour le garder même si cela demandait un lourd tribut. Si par malheur il en était dépossédé, il le paierait tant de sa vie que de son sang, alors jugé impur. Et s'il craignait pour sa survie, celle de Kyara le préoccupait encore davantage. Qu'on jette l'opprobre sur elle pour une faute qu'il aurait commis était la dernière chose qu'il pouvait souhaiter. Et cette pensée lui donnait la conviction requise pour donner toute sa mesure à son arcane. Déjà le sol volait en éclats, transpercé par des lances de glace à ne plus savoir qu'en faire. Et de ces stalactites en naquirent d'autres, plus effilées ; elles-même ne furent pas longues à s'orner à l'identique.

Chaque génération de pointes aiguisées était plus fine que la précédente, mais aussi plus perçante, et cette croissance ne prendrait fin qu'une fois le corps de Sylphorn lacéré de pied en cap. Le coeur de l'adolescent manqua un battement quand il sentit une pulsation traverser son orbite droit, lui arrachant un cri de douleur bien vite réprimé. Suant à grosses gouttes, il repoussa quelques mèches derrière son oreille, son teint d'albâtre rendu encore plus blafard que de coutume par une fatigue de plus en plus pesante. Son Paradis Blanc était en place ; Zeta pourrait-il y voir la lumière au bout du chemin ?

Au risque de se jeter dans le vide, Kryo avançait les yeux fermés. Il avait tant foulé ce sol au pied que chaque aspérité lui en était familière. Il ne tomberait pas. Pas tant qu'il ne le voudrait pas. Pas tant qu'il ne relâcherait pas sa vigilance. Tous ceux qui l'approcheraient verraient leur vie se consûmer... Tous ceux qui le suivraient se précipiteraient vers leur fin. Il agissait sans tenir compte de ses sentiments, agitant des prétextes chevaleresques pour se donner bonne conscience... Et après ? Le coeur lourd, il déglutit, se demandant quelle gloire il aurait à gagner par ces moyens. Ce qu'il aurait à arborer avec honneur après avoir eu raison de son adversaire grâce à ce pouvoir reçu des dieux, mais pourtant plus proche de la malédiction. Tout n'était que mensonge, et lui-même redoutait, sur le long terme, de ne plus pouvoir discerner la vérité. De se perdre derrière ces masques. Qu'ils deviennent son visage et de ne plus pouvoir les ôter si facilement... Chaque changement d'identité était un frisson de plus, un cri de dégoût se mourant dans sa gorge.

Il apprenait à connaître celui qu'il était devenu et n'aimait pas ce qu'il voyait. Toute sensation était plus écoeurante que la précédente. L'adolescent s'était autrefois haï pour ne pas être lui-même sur le champ de bataille, pour en décliner toute responsabilité, la déléguer à son alter ego. Ce q'uil était en train de faire pour mettre un terme à ces représailles, n'était-ce pas pire en définitive ? Non content de confier cette tâche à un autre, il la remettait entre les mains de tous ceux sur qui il jetait son dévolu après une lecture attentive de cette âme fragile et délicate. Trempé de sueurs froides, il se passa une main sur le visage, étant fort en peine de ne pas poser genou à terre pour reprendre le souffle qui venait à lui manquer. S'improviser copie conforme de n'importe qui en ce monde n'était pas chose aisée, et passer de l'un à l'autre ne rendait la tâche que plus ardue. Il n'était plus lui-même. Pas plus que ce n'était un duel. Car il n'était plus seul...

- Face à moi qui suis l'Infini, tu n'es qu'une Unité.

Cette vérité assénée n'avait fait que précéder son prochain mouvement. Sylphorn était venu de lui-même, et ne repartirait pas sain et sauf. Son pied fermement arrimé sur le torse, le général ne broncha pas. De ses mains, il s'était bâti un bouclier, mais aussi un piège qui s'était refermé sur le pied de son ennemi dès qu'ils étaient entrés en contact. Ses doigts se fermèrent avec force sur sa botte pour le forcer à tenir en place. Puis, sa sénestre s'en délia et un vif coup de poing s'abattit sur la rotule de Zeta. Les bons sentiments dont il avait toujours fait preuve ne le sauveraient pas. À la guerre comme à la guerre, tout était bon pour s'en sortir et prolonger un peu plus sa misérable existence. Que ce soit au champ d'honneur ou exécuté comme un chien galeux, la mort viendrait le prendre tôt ou tard : autant qu'il la choisisse pour n'avoir pas à la déplorer une fois dans l'au-delà. Or quand il y pensait, une seule phrase lui venait à l'esprit. Celle qu'on dit à la Mort quand elle vient nous rendre visite...

- Pas aujourd'hui !

Son poing ganté était tombé comme un couperet. Il fallait rappeler à cet impudent que s'il portait une armure, ce n'était pas par élégance, mais parce qu'elle devait le protéger des coups chargés de cosmos. Un coup net et précis, mais dont l'efficacité pouvait faire la différence. Ses phalanges s'en étaient gorgées de tout leur saoul et cette force indicible fusait maintenant à travers sa rotule. Le but n'était pas de le priver de sa jambe à vie, uniquement de l'incapaciter et de restreindre sa liberté de mouvement. La mobilité et la force de frappe étaient ses atouts, et on avait appris à Kryo que s'il ne pouvait égaler son ennemi sur son terrain de prédilection, il n'avait plus qu'à lui en interdire l'accès. Ainsi, ils seraient à armes égales... À peu de choses près. Son oeil valide s'écarquilla dans son orbite quand les pieux de glace lui percèrent le corps de part en part. Beaucoup avaient ricoché à la surface de sa Scale, mais certains avaient eu la chance insolente de s'immiscer dans les interstices situés entre ses différentes plaques d'armure.

Une veine de pendu, se dit-il, la vision de Sylphorn se balançant au bout d'une corde lui apparaissant un bref instant. Non. Ce n'était pas ce qu'il voulait. Son devoir était de le chasser et de le punir pour avoir osé revenir alors que ce lieu lui était interdit d'accès. Sa mort n'était pas souhaitable. Pas pour lui. Orpheus le lui reprocherait peut-être, mais tuer un homme de sang-froid... Le pourrait-il vraiment ? On l'accusait de l'avoir déjà fait, mais ce n'était pas lui en vérité. Pour autant, son tour devait-il venir ? Et si oui, était-ce une obligation que ce soit ici et maintenant ? Voilà quels songes déchiraient le voile brumeux de son esprit, sans doute bien plus opaque que celui que pouvait déployer son opposant. Ce dernier était en train de connaître la démence alors que ses sens lui étaient retirés un à un. S'il pensait le retenir dans ce brouillard, il se trompait. En revanche, lui était bel et bien captif - prisonnier de son destin. De son cours immuable et irréversible.

- Toi, moi... Qui s'en souviendra ?

Sa main se tendit, la paume ouverte sur le vide. Une obscurité suffocante se propagea jusqu'à être maîtresse de la place pour ensuite revenir se concentrer entre ses doigts. Il prit le noir et lui donna forme, le modela à sa convenance pour que son tranchant soit sans égal. Une nouvelle faux ombreuse était en train de prendre forme, non sans que cela n'accroisse la fatigue déjà bien présente sur ses traits. Son corps était en parfait état, de même que son aura, mais son mental était en train de flancher au fur et à mesure qu'il étendait son influence. D'une extension, il se rapprocha, faisant tournoyer son arme dans une valse mortelle des plus inquiétantes. La mélodie de son sifflement était sinistre, mais sans doute Sylphorn n'en avait-il pas conscience : après l'ouïe, c'était au tour de la vue de le quitter. Le goût serait le prochain sur la liste. S'accordant un peu de répit avant de changer d'aspect une nouvelle fois, il fit virevolter sa faux luminescente et en abattit un coup impitoyable sur le torse de son antagoniste, le transperçant sans que soit versée la moindre goutte de sang. Une étincelle dorée illumina un instant ses traits, en provenance de son oeil gauche, et la douleur déforma ses traits.

La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.

Les mains de Kryo se crispèrent sur le manche de sa faux. On l'avait préparé à tout sauf à le voir pleurer. À jouer avec les sentiments, c'était pourtant un risque à courir. Mais avoir à ses pieds un guerrier brisé, anéanti, avait quelque chose de déstabilisant. Ne serait-il finalement que colosse aux pieds d'argile ? Par ses talents, il avait acquis la science de faire plier n'importe qui à sa volonté. Loin de le galvaniser, cela le terrifiait. Le sang lui battait les tempes et chacune de ses pulsations faisait écho au creux de sa tête, le plongeant dans un état de choc. Son mutisme n'était souligné que par les frissons qui le parcouraient de la tête aux pieds à intervalles réguliers. Autrefois, ils auraient été d'excitation. Maintenant, ce n'était plus que terreur... Peut-être aurait-il mieux fait de renoncer à ce corps, à ce cosmos et de laisser les rennes à son alter ego quand il en avait eu l'occasion. Agitant vivement la tête, il s'efforça d'en ôter cette pensée et raffermit sa prise. Sans rien faire en ce sens, Sylphorn parvenait à le faire douter. Sa faiblesse faisait sa force.

S'il n'avait pas été si sensible aux troubles mentaux que lui infligeait l'adolescent, sans doute celui-ci aurait-il eu la main plus lourde. Mais toute cette pitié n'était d'aucune utilité, sinon celle de prolonger le calvaire tant pour l'un que pour l'autre. Car si la cible à abattre se lamentait d'être victime de ces manipulations, lui devait endurer la vue d'un homme effondré qui le serait plus encore dans les minutes à venir. Cependant, rien ne saurait le détourner de sa mission, pas même le dégoût profond envers lui-même qui s'était déclaré au fur et à mesure de cette séance de torture psychique. C'était son lot quotidien, à présent. Il allait falloir s'y familiariser, sans quoi il finirait par devenir fou. Une fin aussi peu enviable que paradoxale, puisque la démence serait dorénavant sa meilleure arme. Chaque seconde passant rapprochait un peu plus son ennemi de la tombe, et la faux à la main on n'aurait pu trouver meilleur fossoyeur. En venant laver son honneur, il ne ferait que le souiller davantage de son propre sang et ne connaîtrait de fin que celle de son existence. C'était ainsi qu'en avaient décidé les Moires, selon toute vraisemblance...

- Tu ne portes aucune armure. Tu n'es plus chevalier. Ni de Zeta, ni de rien d'autre. Tu agites des principes chevaleresques mais tu n'es plus rien. Tu ne combats plus pour Asgard, pour Odin ou pour quoi que ce soit d'autre, ils t'ont tourné le dos tous autant qu'ils sont. Tu te bats en ton seul nom. Personne ne viendra t'aider. Tu es seul ici. Tu es venu seul, et seul tu resteras. Jusqu'à la fin...

Sylphorn craignait de ne jamais être pardonné. Et si épris de compassion qu'il soit, Kryo ne pouvait le lui accorder en lui rendant son bien le plus précieux. Il en allait non seulement de son devoir, mais aussi d'une promesse. Celle qu'il avait faite à Orpheus de toujours garder ce joyau sous bonne garde et de ne le laisser lui échapper à aucun prix. Et en venant le chercher sur son territoire, l'ex-Zeta s'attirerait les foudres du Dieu de l'Océan. Il brandissait la menace d'Odin comme une prière à ce dernier de lui venir en aide mais ne serait pas exaucé. Le panthéon qu'il avait juré de servir n'avait ici aucun pouvoir, seule la colère de Poséidon pouvait s'y exprimer librement. Et le Général des Lyumnades était bien placé pour savoir qu'il pouvait lui offrir une mort bien plus douce s'il ne lui laissait pas le temps d'insulter une fois de plus la déité locale. Il lui devait bien d'encaisser quelques coups, lui faisant gracieusement don de ces blessures pour mieux le contraindre ensuite à faire face à son destin.

Sa main, forte et ferme, se referma sur l'avant-bras de son agresseur pour l'arrêter dans sa folie meurtrière. D'un calme olympien, Kryo porta sur lui un regard empli de regrets, tout en étant conscient que le guerrier du Nord ne pouvait plus en voir la moindre trace. Une secousse électrique lui traversa le bras jusqu'à l'électrocuter sur place, faiblement, mais assez pour supprimer ce qu'il restait de ses sens amoindris. Le fils d'Auguste plissa les yeux, les yeux fuyants, ne voulant pas voir celui qui se disait être son rival succomber aux turpitudes de sa prison mentale. La faux noire qui résidait au creux de sa main s'illumina alors, trouvant une résonance au fond de ses pupilles. Toute l'obscurité qui l'animait se volatilisa pour faire pluace à une lueur aveuglante, d'une blancheur si pure qu'on aurait cru y voir la lumière du paradis. Comme un couperet, la lame tomba sur le bras qu'il s'efforçait de tenir en place dans le but avoué de le sectionner, ce que le malheureux aurait peine à deviner maintenant qu'il ne restait de lui qu'une conscience ethérée... Au bord de l'extinction.

Les mots n'avaient plus leur place. Sylphorn ne pouvait l'entendre, et il n'avait plus la force mentale de s'adresser à lui par télépathie. Que lui dire, de toute façon ? Le narguer ne lui aurait guère ressemblé, encore moins aux portes de la mort. Car oui, tout portait à croire qu'il avait acquis le droit légitime de lui porter le coup de grâce. De mettre un terme rapide et brutal à l'existence de l'homme qu'il avait dépouillé. En venant ici, en lieu et place de ce saphir tant convoité, il n'aurait trouvé que le trépas... Le Général déglutit. On ne l'avait pas préparé à tuer. Si son alter ego l'avait déjà fait sans une once de scrupules, c'était une toute autre affaire le concernant. Lui qui accordait tant d'importance à la vie pour avoir vu ses parents la perdre afin de les sauver lui et sa soeur ne pouvait si aisément oublier sa valeur. Que ce soit la sienne ou celle de tout autre, c'était un bien inestimable, qu'on ne pouvait prendre à la légère. Un vol à l'arracher ne serait que fort peu approprié. Une douleur, qu'il identifia au poids ds remords venu le visiter par avance, lui compressa la cage thoracique. La mine neutre, il y porta une main fébrile, sachant qu'il n'avait de toute manière plus rien à craindre de son adversaire.

Zeta était déjà mort, privé de ses cinq sens.
C'était à peine s'il tenait encore debout, sa perception de la réalité ayant été morcelée et disséminée aux quatre vents. Et c'était entièrement de sa faute, se sentit-il obligé de se rappeler. Non pas pour s'en faire souffrir, mais pour inscrire dans sa mémoire que tel était désormais le noyau de son pouvoir. Qu'il ne pourrait gagner aucun combat sans y avoir recours et serait donc obligé d'en user une nouvelle fois, et ce autant que cela lui serait nécessaire. Par avance, il en grimaçait, mais c'était son rôle à présent : celui de bourreau. Orpheus lui avait fait confiance en lui confiant la garde de cette gemme, et Poséidon pour sa part lui avait offert la Scale qu'il portait sur le dos si fièrement. Non pour se pavaner avec suffisance, mais parce qu'il était heureux d'avoir pu, comme Kyara, prouver sa valeur et être récompensé à hauteur des efforts fournis. Le méritait-il vraiment ? Telle était la question qu'il devait à présent se poser. Mais elle n'avait pas sa place dans son esprit chaotique où se bousculaient une multitude de pensées, de sentiments étranges et contraires. Jouer avec ceux des autres avait pour conséquence de causer chez lui un désordre émotionnel qui ne le rendait que plus instable. Qu'avait-il fait ?

La victoire lui était acquise, mais lui laisserait indéniablement un goût amer. Sa faux bien en main, il avisa Sylphorn. Ses yeux ne voyaient plus. Ses oreilles n'entendaient son. Son souffle ne humait point d'odeur. La plus intense des douleurs ne lui aurait arraché aucun cri, à plus forte raison qu'il n'en aurait plus rien senti. Et même de lui enfoncer la tête dans le sable pour lui y faire goûter n'aurait eu d'incidence. Ce n'était qu'un pantin. Une poupée de chair désabusée, soumise à son bon vouloir et qui n'opposerait plus de résistance, quoi qu'il fasse. À bien y réfléchir, il aurait pu le laisser en l'état, réduit à n'être qu'un amas de chair et de sang maintenus ensemble par une poignée d'os. Mais ce sort était encore moins enviable qu'une mort propre et sans douleur, et il doutait fort que sa technique si récente soit infaillible et ne le délivre jamais de son emprise. S'en débarrasser était plus prudent, et c'était ce qu'aurait voulu son supérieur hiérarchique. Sa main se posa sur l'épaule du malheureux, aussi lacérée que l'avait été son corps dans son intégralité. L'heure était venue de mettre un terme à cette mascarade. La froideur de son cosmos se propagea dans l'air à une vitesse folle et une multitude d'épieux de glace jaillirent de toutes parts, alors qu'il se payait le luxe de fermer les yeux pour ne pas assister à cette triste fin.

- Puisse Odin avoir pitié de toi.

"J'ai été heureux de te connaître..."