Il n'était pas rare pour Elias de quitter le cœur du Sanctuaire de sa déesse pour se retrouver seul. Il était plus facile pour lui de réfléchir et de se ressourcer sans être entouré en permanence par les autres chevaliers. S'il appréciait le contact avec les autres, la mission qu'il s'imposait avait tendance à le priver de certaines notions de plaisir. Là où d'autres aimaient se retrouver pour s'amuser et s'aérer l'esprit, lui ne cherchait qu'à approfondir son enseignement afin de s'améliorer. Encore et toujours. Et par là, il ne parlait évidemment pas du corps mais bel et bien de l'esprit. Les âmes étaient bien particulières et il savait qu'il faudrait plus d'une vie pour en comprendre le fonctionnement complet. Et c'était pour le mieux... Car n'était-il pas le Phénix, oiseau immortel ?

C'est ainsi qu'il s'enfonçait à travers ce paysage, sans même savoir où il se rendait. Généralement, son corps avançait comme par réflexe tandis que son esprit était tout entier tourné vers sa réflexion. La Guerre était déjà aux portes de ce monde et il savait qu'elle changerait la physionomie de ce qu'il voyait. Même ici, rien n'échapperait à l'emprise que cette guerre pouvait avoir. Et se voiler la face n'était pas dans les habitudes du Phénix. Lui qui était né pour aider les gens à purger leurs pêchés, voilà qu'il se retrouvait confronté à un mal qu'il avait mal évalué. Car les ennemis de sa déesse n'était que haine. Une haine qu'il ressentait au plus profond de son être et qui le terrifiait. Il ne se raccrochait qu'à une seule chose : ses flammes. Ce feu purificateur qu'il libérerait afin de purifier cette terre viciée. Pour le bien d'Athéna. Ce feu qui était à ses yeux le seul lien entre lui et le Sanctuaire.

Il avait déjà perçut cette présence à l'orée de sa conscience depuis quelques minutes mais n'y avait prêté aucune attention. Il n'était pas rare de voir d'autres chevaliers parcourir ces vastes étendues à la recherche de paix et relever chaque présence n'était pas un jeu auquel il aimait s'amuser. Mais ce n'était que maintenant qu'il ressentait la particularité de ce cosmos. Son antagoniste, à n'en pas douter. Car si son cœur abritait la flamme purificatrice du Phénix, l'autre présence n'était que froid et glace, calmant en un sens les pulsions qui étaient les siennes. Lui qui lisait les âmes afin d'en sentir l'essence même, il ne pouvait douter de la nature de cet être. Son esprit se préservait déjà alors même qu'il n'avait pas vu cette personne. Mais le feu réagissait vivement à cette aura de glace.

Et tandis qu'il se rapprochait, revenant pleinement dans son corps, il aperçut la personne allongée à proximité. Un sourire se figea sur son visage... Il n'avait aucun doute. Cette présence, cette prestance. Avant même de lui parler, l'âme de la jeune femme avait confirmé ses doutes. Et elle l'avait sentie arriver, il le savait. Car en ce lieu de paix, le cygne se reposait. Il s'arrêta avant de se retrouver trop près d'elle. Il ne la connaissait pas et son aura avait sans doute quelque peu perturbé la quiétude de cet endroit. Il ne désirait aucunement troubler son repos.

- Je suis navré, je n'avais pas perçu votre présence avant. Je suis Elias du Phénix. Si vous le désirez, je trouverai un autre lieu pour ne pas vous déranger.

Le vent venait de déplacer certaines de ses mèches blondes, qu'il remit en place d'un simple geste de la main. Il savait mieux que quiconque comme il était important de se retrouver seul lorsque l'envie s'en faisait sentir. Il espérait seulement ne pas avoir troublé cette jeune femme.

Mes sourcils s'arquèrent imperceptiblement tandis que le Phénix se fendait d'une excuse. Une excuse qui souleva le gouffre d'une interrogation confuse et brouillée en moi. J'avais toujours évité la compagnie de ce Saint car j'avais toujours perçu la violence qui grondait en lui. C'était une violence intellectuelle, spirituelle ; son âme était brutale dans sa vision du monde et ses arrêts - oui, ses arrêts, ses verdicts. Je ne lui en avais pas tenu rigueur, car il est des temps et des lieux où il n'y a guère plus de place que pour ce genre d'attitude très tranchée... mais sourdement, cette nature qu'il avait m'intimidait et de ce fait, j'avais fui sa présence tant que je l'avais pu.
Mon empathie était hypertrophiée, mais je m'en apercevais, pouvait m'amener à de fausses conclusions.

Car de la violence de l'âme d'Elias j'avais estimé qu'elle en était grossière, insensible. C'était là une erreur, une illusion, que je m'étais servie pendant ces deux ans passés au Sanctuaire et je le réalisais par ces mots qu'il avait prononcés. Il ne s'était pas livré à l'un de ces petits jeux de courtoisie, bien inutile et bien indifférents, non... Non ; il avait réellement perçu mon expectative gênée et, devinant en être la source, s'était excusé pour ceci avant de proposer de s'en aller. Ce qui voulait non seulement dire que moi-même l'avais mal jugé, mais qu'encore cette violence qu'il véhiculait, cette ardeur brûlante et guerrière dont il était le réceptacle... pouvait se fonder sur une appréciation fine et subtile des choses, et non sur une estimation pataude et au jugé.
Et là se révélait, plus loin que la stupéfaction, l'abîme de ma question : se pouvait-il que la tension presque vengeresse qui nourrissait l'âme du Phénix était basée sur une juste cause ? Juste, au sens de vraie et de bonne. Au sens où il aurait alors raison de se comporter ainsi...

Je battis une unique fois des cils, chassant l'engourdissement qui m'avait saisie.

- Il y a des dérangements qu'il faut supporter, pour son propre bien je crois, répondis-je avec un demi-sourire. Je suis Orséis du Cygne, et j'apprécierai de partager cet endroit avec vous.

Je m'écartais légèrement en m'adossant à l'arbre qui dominait la colline, toujours assise dans l'herbe. Il vint s'installer à son tour et pendant quelques instants, nous observâmes un silence mutuel. Tacitement, je crois qu'il sentait que j'avais quelque chose à dire et il me laissait simplement le temps d'y parvenir. De mon côté, j'épurais soigneusement les mots que j'allais énoncer de toute pensée à l'emporte-pièce.

- Vous m'intriguez, Elias.

Mon cosmos s'était replié en moi tandis qu'il s'était assis, mais désormais il se redéployait comme les branches d'un saule qui se gonflent sous le vent, le cernant avec une délicatesse instinctive. Maintenant qu'il était si proche de mes perceptions, au point que je entendre sentir sa respiration pourtant parfaitement maîtrisée, je parvenais à l'appréhender un peu plus nettement. De loin, il m'avait semblé être une grande flamme impénétrable, dissimulant d'incandescents buts et désirs. Mais d'ici, j'apercevais une grande ombre derrière le rideau de son bûcher intérieur. Un lourd nuage noir dans un horizon embrasé.

- Et il y a une chose qui me taraude...

Je viens, maintenant que le destin nous fait nous rencontrer et que je ne peux pas t'éviter, de ressentir un espoir particulier. Celui de te faire abandonner un peu de ta vindicte, chevalier de Bronze en croisade ; d'essayer de la départir de quelques-unes de ces ténèbres qui la suivent, comme la traîne d'une mariée.

- ...et sur laquelle je n'arrive pas à mettre le doigt. Pourriez-vous me raconter l'histoire que vous partagez avec cette armure ?

Ce feu qui couvre ton âme existait bien avant que tu ne te drapes du pouvoir du Phénix ; mais celui-ci s'est si bien adapté à ta mesure que comprendre l'un, c'est comprendre l'autre. Cette vérité est universelle car tout chevalier partage une telle symbiose avec la cuirasse qui le recouvre, que ma réflexion en prenait des allures de lapalissade... Mais tout le monde n'était pas forcément prêt à parler de lui-même, moi la première. Aussi, révéler le passé de notre armure était un moyen détourné, pour qui savait écouter, de se dévoiler et de se déshabiller devant autrui.
Je ne savais pas si Elias en avait conscience, mais il était venu jusqu'ici avec une certaine sérénité et je comptais bien profiter de ce que je voyais comme une accalmie chez un être qui, devant chaque conflit, avait pour habitude de s'embraser d'une gigantesque envolée de flammes.

Premier point, il avait eu raison quant à l'armure d'origine de la personne. Avant même de la voir, il avait perçu ce froid si caractéristique de cet animal mythique, ressentant même au plus profond de son âme la morsure du froid. Se rapprochant d'elle, Elias gardait le silence, sachant pertinemment qu'il était encore trop tôt pour prendre la parole. S'il avait troublé sa quiétude, il lui appartenait désormais de faire le premier pas. Elle semblait garder le silence, attendant le moment opportun pour faire part des doutes qui l'habitaient. Et si ce n'était pas des doutes, au moins avait-elle des questions. La patience payait. Et peu de temps après, alors que le jeune homme profitait du calme des lieux, moment agréable pour lui, Orséis s'adressa à lui.

Assis, le Phénix écoutait sagement les propos de la jeune femme. Ainsi il l'intriguait ? Ce n'était pas une nouveauté pour celui qui se voulait être le juge des âmes. Son comportement et sa dévotion pour Athéna commençait à se faire savoir à travers le sanctuaire et chacun avait son mot à dire quant à son fanatisme. La plupart ne comprenait pas, mettant cela sur le compte de son âge ou du caractère emporté du Phénix. Mais aucun pouvait comprendre les sentiments qu'éprouvaient réellement Elias.

Orséis n'avait pas encore terminé et il la laissa aller au bout de sa réflexion. Il esquissa seulement un hochement de tête pour l'inviter à poursuivre, préférant avoir l'ensemble du tableau pour pouvoir juger ou émettre un avis. Il se sentait étrangement mis à nu devant elle. Alors même qu'il ne sentait pas de haine particulière. Maintenant qu'ils étaient ensemble tout deux, il avait comme l'impression qu'elle lisait les cœurs. Sa question n'était pas l'une de celle que l'on pose pour faire connaissance ou pour faire la conversation. Non. Il y avait quelque chose derrière. Comme si elle cherchait l'information qui lui permettrait de cerner Elias. Et cela le mit mal à l'aise. Pour la première fois depuis longtemps, quelque chose échappait à la perception du Phénix. Lui qui lisait dans les âmes, lui qui était capable de sentir le caractère primaire d'une personne en étudiant son fil d'argent, il était quelque peu égaré.

Et comme à chaque fois dans ces moments, il ferma les yeux pour laisser son cosmos prendre possession des lieux. Alors que le Cygne était doux, enveloppant toute chose avec précaution, celui d'Elias était plus marqué, sans pour autant être agressif. Bouillonnant, flamboyant. Mais aucunement hostile. L'opposition des style était ici plus fort que jamais. C'est alors que sous ses paupières apparut le lien qui unissait ce corps à son âme. Le fil tissé par les Parques se matérialisait à sa demande et il en voyait chaque détail. La légende veut que ce fil soit le reflet exact de la vie d'une personne. Mais le Phénix était encore trop novice pour en décrypter les courbes sinueuses, imparfaites. Cela lui donnait tout de même une idée plus précise de l'homme ou de la femme. Et ici, il était face à un cas particulier. Comme si, un peu comme lui, elle était capable de lire dans l'autre. Il rouvrit les paupières, quelque peu déstabilisé, mais essayant de cacher son trouble. Son cosmos revint à lui, le phénix repliait ses ailes.

- L'histoire que je partage avec mon armure ? Voilà une demande très particulière...

Il ne masquait plus ce sourire. Bien sûr, il se doutait de ce qu'elle désirait réellement. A quoi cela pouvait lui servir, il n'en avait pas la moindre idée cependant. Mais le lien qui unissait le chevalier à son armure débutait le jour où il passait son test final. C'était là que les coeurs fusionnaient. Et ce jour était encore très présent dans la mémoire du blondinet. Le Styx et le visage de ce double... Il reporta son attention sur la jeune femme et sans même le vouloir, quelques images du passé s'imposèrent à lui. Toujours les mêmes. Ces visages. Ceux des innocents qui avaient péris lors de cette nuit maudite.

- Je vais néanmoins essayer de satisfaire votre curiosité. Je vous demanderai cependant de me laisser terminer avant de m'interrompre. S'il existe encore des parts d'ombre après mon récit, alors je tenterai d'éclaircir au mieux ces dernières.

Son visage se fermait alors que son esprit se replongeait déjà dans ces éléments tumultueux. Bien que son histoire ne soit en rien un secret, peu de personnes s'était vraiment intéressé à son passé. Or, pour expliquer cette relation qui l’unissait au phénix, pour comprendre le lien qui existait entre eux, il fallait qu'il parle de certaines choses. Il était troublant de voir qu'Elias était prêt à en parler. Bien sur, il tairait quelques informations qu'il jugeait trop personnelles. Mais quelque chose chez Orséis le poussait à se confier sur la nature de son armure. Mettant ce détail de côté, il commençait son récit...

- Avant même de passer le test qui allait faire de moi le porteur de cette armure, un feu puissant brûlait en moi. Le reflet de mon âme. Je ne sais pas comment cela se déclare chez les autres chevaliers mais pour moi, ce fut violent. La manifestation de mon cosmos ravagea ma demeure familiale, emportant dans les flammes la vie des innocents qui n'avaient pas eu le temps de quitter cet enfer. Sans que je ne puisse rien faire pour les aider. Je vois encore clairement les visages de chacun d'eux en fermant les yeux. Mon âme était souillée et mon esprit chavira dans ce que je nomme les Abysse de l'être. Et c'est dans cet état d'esprit que j'intégrais le sanctuaire et les rangs des apprentis chevaliers. Sans estime pour moi et encore moins pour les autres. A mesure que j'apprenais, je comprenais que la mission première d'un chevalier était de combattre le mal. Notion particulière car comment définir ce mal ? Mais peu à peu, j'y parvenais. Et je comprenais que la souillure des âmes était la première cause des malheurs qui arrivaient. Je sentais que ce pouvoir était en moi sans parvenir à l'utiliser. Je crois que sans l'intervention de celui qui devint mon maitre, le chevalier du Scorpion Antares, j'aurai été incapable de canaliser ces flammes.

Le regard d'Elias s'était fait lointain. Il s'exprimait sans détours, narrant ce qui l'avait conduit à prendre cette Cloth comme protection. Le Phénix lui avait donné cette assurance et cette volonté sans faille. Quant à lui, il offrait à l'oiseau légendaire la possibilité de briller plus fort encore que jamais. Un partage équitable.

- C'est à ce moment que je m'intéressais réellement à cette armure. L'appel que je ressentais ne pouvait provenir que de cet être légendaire. Je vous passerai les détails trop personnels et je vais en venir au jour où je gagnais le droit de porter cette Cloth. Moi qui désirait purger ce monde, comment pouvais-je y parvenir alors que ma propre âme était entachée du pire crime possible ? Le Phénix m'apporta la solution. Il purgea mon âme des remords et des doutes, il m'apporta ce que je n'étais jamais parvenu à accepter. Mon Pardon. La culpabilité disparue alors même que les flammes me meurtrissaient la chair. Encore aujourd'hui, je ne sais pas si j'aie réellement vécu ce que je vous conte ici. Sans doute était-ce le fruit de mon imagination. Mais je gagnais le droit de porter cette armure. Le Phénix m'a aidé à me pardonner de la faute qui n'était pas réellement la mienne. Et il m'a aidé à mieux cerner les notions de bien et de mal, peut-être mieux que certains. Je suis intimement convaincu que mes flammes peuvent purger ce monde et aider les âmes souillées.

Il se tût un instant. La présence d'Orséis calmait Elias. Il venait de se surprendre lui-même en racontant si facilement son histoire. Il l'avait déjà fait bien sûr mais jamais en si peu de temps. Elle avait du talents et peut-être même qu'elle ne s'en rendait pas compte. Mais derrière toute question, il y avait un but.

- Je ne suis ni aveugle, ni sourd. Et je sais ce que l'on dit de moi. Certains ont peur, on me dit fanatique. Quelques uns osent même le terme Inquisiteur. Ce que je sais, c'est que je serais capable de mourir pour que ma déesse accomplisse la mission qui est la sienne. Finalement, je ne suis que celui que le destin a choisi pour l'aider dans sa quête. J'aide les gens... A ma manière, certes. Mais soyez assuré que je les aide vraiment. A votre tour de répondre à ma question, sans détours. Pourquoi vouliez-vous savoir ce qui m'unissait à cette Cloth ? Quelle est donc l'information que vous cherchez pour me cerner réellement ?

Enfin !

Mon coeur se serra sans que cela ne puisse se lire sur mon visage. Arborant un masque de fer, je dissimulais le sentiment d'ineffable qui me saisissait - et c'était peut-être bien la neutralité de mes traits, forcée, trop impavide, qui pouvait trahir mon émoi intérieur. Oui, cet ineffable ; cette main qui vous empoigne le coeur lorsque, entre chien et loup, vous regardez tomber le crépuscule en basculant d'un monde, celui du jour, à un autre... celui de la nuit. Lorsque la beauté du paysage vient vous donner ce coup de poing dans le ventre, lorsque devant la pureté d'une mélopée chantonnée dans l'intimité la plus complète, en voyeur ingénu, vous vous nourrissez de la substance même de ce qui est beau et bon.
C'était cette sensation qui perlait en moi, me mettant les nerfs à vif et venant à fleur de peau. Lorsque le Phénix prononça cet ultime mot - son Pardon - j'étouffais impitoyablement le demi-sanglot qui, à ma grande et inutile honte, avait failli me venir à la gorge.

Avez-vous déjà contemplé l'enfance ? L'enfance, dans tout ce qu'elle a de poignant ? Avez-vous déjà touché du bout du doigt, du bout du coeur, ce que l'on nomme l'amour platonique ? Alors, vous devinez très exactement quelle quiétude soulagée, mêlée de joie, venait de s'insinuer en moi. Je pouvais enfin mettre un nom sur cette noirceur au fond du Bronze.

Repentir.

Ainsi donc, il avait un jour traîné sa faute comme une chaîne lui broyant les pieds, avant de la brandir devant l'armure. Celle-ci avait incinéré les maillons de son entrave, l'en libérant, juste avant de s'en servir comme d'une arme. Elias avait trouvé le moyen de s'emparer des flammes de sa propre culpabilité pour, dans la brûlure, trouver une forme de sagesse. Je ne savais pas vraiment comment on pouvait qualifier sa quête, sa croisade ; était-ce la douleur passée qui le poussait à agir ainsi, à suivre ce code très personnel qu'il s'imposait ? Evidemment que non. Quand bien même il ressentirait encore la souffrance des torts qu'il causât sans réellement en être le véritable fautif, ce ne serait pas ceci qui le motiverait à persévérer dans sa pérégrination justicière.
Il n'y avait que les conclusions qu'il avait tirées de son malheur pour forger sa détermination. C'était davantage que de l'intelligence, mais était-ce pour autant de la sapience ? Peut-être simplement une morale. Une morale très intime, très passionnée.

J'acquiesçais doucement aux dires du Phénix qui mentionnait les avis qui circulaient parfois sur son compte. Je réalisais alors que si l'on en venait à le médire ainsi, c'est parce que l'on souffrait à son sujet d'incompréhension.
Un rien émue, j'avançais une main qui se posa sur la sienne. Un signe de réconfort qu'il n'avait nul besoin de recevoir, mais que moi j'avais besoin d'exprimer.

- Si l'on vous déclare Inquisiteur, si l'on redoute vos flammes, c'est parce qu'on ignore quel coeur aiguisé les dirige, murmurai-je.

Ce n'était pas les paroles qu'il attendait, et je le savais pertinemment. Pour autant, je ne répondis pas immédiatement à sa demande. A la place, je me levais pour m'orienter vers la ville qui se profilait au loin. Petit trésor de l'horizon, qui fourmille de tant de ces choses que nous avons tous, sous divers serments, juré de protéger.
Le vent s'amusa un instant à jouer entre mes mèches, et j'inspirais à plein poumons. Il s'était ouvert à moi et réclamait à présent la même chose de ma part. Je n'allais pas le lui refuser, mais autant j'accueillais bien souvent le monde en mon âme, autant il était rare que je fasse la même chose avec une personne. Ouvrir délibérément sa porte pour laisser quelqu'un faire un pas dans votre jardin était un geste que, je crois, je n'avais jamais véritablement fait.

Il y avait une raison à cela. Une raison trop honteuse, une raison trop douloureuse, une raison trop inavouable... pour que je puisse l'énoncer aussi facilement même à moi-même.

- Comment pourrai-je vous l'expliquer ? rompis-je finalement mon mutisme en me tournant vers lui. Mon cosmos n'est aucunement plus puissant qu'un autre, mais il est certainement plus prégnant. Extension de chacun de mes sens, il me donne une vision des autres... une sensibilité, qu'on pourrait désigner comme une empathie exacerbée. Hypertrophiée.

Sans nervosité, mais bien pour le simple apaisement de l'acte, je déambulais au sommet de la colline, avant de me pencher et d'effleurer l'herbe de la paume.

- La plupart des gens, lorsqu'ils contemplent une foule, ne voient qu'un ensemble. Comme cette plaine verdoyante, discernant tout au plus un vague relief vallonné. Moi, je ne peux pas m'arrêter à cette toile peinturée de vert. Je vais bien au-delà, explorant jusqu'à chaque brin d'herbe, en suivant la courbe et le mouvement. Je goûte aux différentes couleurs, je savoure chaque nuance dans la fragrance de l'âme des uns ou des autres. Evidemment, cela ne veut pas dire que je comprends tout ce que j'aperçois. Bien souvent, je reste dans l'ombre, peinant à déterminer ce que je perçois.

Mes yeux se reportèrent sur lui, le scrutant avec intensité.

- En vous, Elias, il y avait cette chose que je ne saisissais pas, que vos flammes recouvraient trop fortement.

Pouvais-je dire ce mot devant lui ? Etait-il de ceux qui pouvaient mal prendre le fait que l'on reprenne un de leurs aveux en leur présence, le ressentant comme si on le retournait pour le planter dans leur coeur ?

- Votre culpabilité vous a marqué, fis-je dans un souffle. Si douloureuse qu'elle en a laissé une cicatrice - un vestige. C'est ceci qui m'a interpellée et que je ne comprenais pas.

Je n'étais pas comme lui. Je ne pouvais pas répondre d'une façon directe à la question qu'il m'avait posée, et tout ce que je venais de lui confier n'était effectivement qu'un détour pour mieux me préparer à passer, à mon tour, aux aveux.
Mais au moins, j'allais lui répondre avec franchise.

Et comme bien souvent lorsque j'avais quelque chose d'intime à dire, je n'y arrivais pas.

- Je...

Ce "Je" hésitant, presque tremblant au bout de la langue, m'exaspérait profondément. Elias, lui, avait cicatrisé de la plaie de sa tragédie. La chose n'était pas si évidente chez moi.

- Je suis désormais ainsi faite, que je résonne avec ce qui m'entoure.

La suite était tacite, mais je ne voulais pas l'énoncer à haute voix. "J'ai trop de bienveillance en moi pour chercher à raviver la noirceur plutôt qu'à l'apaiser" était une assez juste vérité.
Je craignais simplement qu'elle ne fut pas la seule ; mais pour répondre correctement à cette autre interrogation, je devais d'abord en savoir plus sur moi-même, et c'est là une entreprise qui n'est jamais aisée.

- J'admire votre résolution et votre foi, Elias, avouais-je avec un rire clair. Bien que j'ai pu en douter, je sais maintenant que vous ne ferez aucun tort à Athéna.

Pieuse confidence que je faisais là, sans pouvoir me départir d'un certain malaise. Tout peut être amené à changer, et une part de moi-même était trop absolument honnête pour ne pas me chuchoter ceci : pour justifiée qu'elle soit, l'attitude du Phénix relevait toujours du fanatisme sacré, et ne l'écartait du mal que les idéaux servis par cette ferveur.
Et, lorsqu'il est embrassé avec tant de fougue, il n'y a rien de plus trompeur qu'un idéal.

C'était exactement pour cette raison que l'adhésion totale, sans réserve aucune et sans jamais d'hésitation ou de questionnement, était si dangereuse même pour ce qu'on pouvait appeler le bien. Elias était probablement condamné à mourir pour l'honorable utopie qu'il suivait, dans le meilleur des cas ; et dans le pire, à succomber aux illusions tentantes de la justice muée en vengeance ou en sadisme.
Je le jaugeais des yeux tout en me faisant cette réflexion, et au bout d'un moment, un sourire se dessina sur mes lèvres. Le Bronze était bien assez fort, éminemment supérieur à la plupart de ses pairs - moi y comprise - pour tomber dans ce genre de fourvoiement.

Elle parlait. Et le Phénix se taisait, se nourrissant de ses mots comme s'il s'agissait d'une nourriture exquise. Il n'était pas rare pour Elias de converser avec d'autres chevaliers. Mais celle du Cygne avait quelque chose que d'autres ne possédaient pas. L'écoute. Ou plus précisément, la capacité de comprendre ce qui se cachait derrière les mots. Une valeur rare et ce n''était pas plus mal mais en l'instant présent, le blond se sentait réellement à découvert, comme si cette carapace qu'il utilisait pour masquer certaines de ses émotions n'avait aucune emprise sur Orséis.

Mais il sentait en elle cette réserve, cette façon de ne pas vouloir - ou ne pas pouvoir - se révéler telle qu'elle était. S'il comprenait que l'on ne veuille pas trop en dire, il y avait toujours une raison cachée à ce genre de secret. Lui-même n'aimait pas que l'on puisse deviner quel lourd fardeau il portait en son cœur. Si le Phénix représentait l'immortalité, il ne devait en aucun cas paraitre pour faible afin de ne pas dénaturer sa Cloth. Ainsi était la relation qui unissait un chevalier à sa protection légendaire. Le signe de réconfort qu'elle tenta à l'encontre du chevalier le surprit mais de manière agréable. Lui, l'Inquisiteur, il n'était pas habitué à avoir une marque de sympathie. Bien sûr qu'il avait des amis. Bien sûr qu'il était proche d'eux. Mais comprenaient-ils réellement cet étrange sentiment que son âme cherchait à contenir ?

Mais il y avait autre chose qui l'intéressait dans cet échange. Elle se disait capable de lire au delà des apparence. Et elle le prouvait. Mais le Phénix était aussi capable d'un pareil exploit. Dans une autre catégorie cependant. Elle lisait les cœurs et parvenait à comprendre les sentiments des uns et des autres. Cependant lui, il pouvait cerner le lien étrange qui unissait l'âme à un corps. Aussi doux que le vent mais aussi instable, voilà ce qu'il discernait dans les propos de la belle.

- Ma culpabilité... Cicatrice hein ? Vous avez choisi le bon mot Orséis. Néanmoins, je doute d'avoir réellement dompté ce sentiment. Car cette cicatrice peut se rouvrir. Et la douleur n'en sera alors que plus intense. Combattre cette sensation, c'est difficile au quotidien. Je suppose que ces flammes qui enveloppent mon esprit me préservent en partie des agressions extérieures.

Il s'agissait d'une supposition assez juste, de toute évidence. Mais il y était arrivé seulement parce qu'il avait entendu les remarques de la jeune femme. Bien que peu enclin à parler de cette partie de son passé, Elias sentait comme un trouble en lui. Comme si rien n'était encore joué. Les épreuves étaient nombreuses pour éprouver la foi d'un chevalier et le Phénix craignait que l'une d'elles concerne cette dualité. Ce double maléfique qu'il considérait comme étranger mais qui restait, dans la réalité, une partie de son tempérament. Il comprenait la dernière phrase de la jeune femme... Car lui-même avait eu peur d'être un danger pour sa déesse. De ce côté là, il était cependant rassuré. Car même ce sentiment de culpabilité ne pouvait surpasser l'amour qu'il éprouvait envers cette cause. Était-elle vraiment juste ? Aujourd'hui, il pourrait jurer que oui. Mais demain ?

- N'ayez aucun doute quant aux motivations qui sont les miennes, Orséis. Athéna est trop importante à mes yeux pour que je puisse être une plaie à ses yeux. Je ne suis pas fou pour autant. Et je sais qu'il est facile de passer de l'autre côté de cette frontière, surtout pour quelqu'un qui est en permanence entre les deux "mondes".

Combattre ce qu'il considérait comme le mal sans pour autant en devenir l'apôtre. Voilà la réelle difficulté de sa mission. Car même investi de cette mission dite divine, il ne pouvait oublier qu'il était juge et bourreau. Personne ne pouvait l'aider à faire la part entre mal et bien. Il était seul décisionnaire et les dérives étaient possibles. Il se considérait comme juste. Mais ne l'étaient-ils pas tous au fond ? Cette dualité qu'il combattait ressurgissait toujours sous forme de doute. Mais il devait rester fort. Et si ce n'était pas pour lui, c'était pour Athéna. Sa déesse. Celle qui lui avait laissé une chance de rattraper ses torts. Du mal, il en avait fait. Mais s'il combattait avec tant de passion, c'était aussi pour laver son âme de ces impuretés.

- Vous qui êtes capable de ressentir ce qui habite un cœur... Vous qui êtes aussi clairvoyante... Puis-je vous demander votre aide ou au pire, un conseil ?

Il n'était pas facile de décrypter les sentiments qui apparaissaient sur le visage de la jeune femme. Aussi difficile que d'attraper le vent. Pourtant il se risquait à faire une demande. Ils ne se connaissaient pas ou peu et il était si facile d'ignorer un appel au secours. Surtout lorsque celui-ci émanait d'un étranger. Mais il s'y risquait. Elias savait qu'il avait besoin de garde-fou. Ne serait-ce que pour garder les pieds sur terre.

- Vous êtes l'ombre et vous parvenez à saisir les sensations qui émanent d'un être. Bien qu'il vous soit parfois difficile d'en comprendre l'essence même. Pour ma part, je suis cette lumière qui a pour vocation d'aider les âmes et de les purifier. Je suis capable de percevoir le trouble qui peut naître en chaque âme. Mais pas la mienne. Pourriez-vous m'aider à contrôler cette étrange pulsion ? Comme vous le faîtes avec votre propre don ?

S'il lui demandait cela, ce n'était pas seulement parce qu'il désirait réfréner ses envies. Mais surtout parce qu'il savait qu'au fond de lui subsistait cette partie noire de son âme. Ce double malfaisant qui était capable du pire. Sous couvert de bonnes intentions.

Citation :

Désolé, les fêtes toussa ^^