Le rapport avait été expéditif. Ce qu'ils avaient à raconter ne demandait pas nombre d'explications. Le fait que le légat ait lui-même été confronté à une menace semblable ne faisait que réduire un peu plus la durée de cet entretien. Ainsi donc avait-il été tenu au courant de l'issue de leur combat – qu'ils avaient remporté par abandon. Si son attitude ne démontrait qu'une dévotion sans faille, Kryo n'en revenait toujours pas d'être sorti vivant de cette confrontation. Son adversaire avait les pouvoirs d'un Dieu et il l'avait défié ouvertement. Pourtant, il avait réussi à s'en sortir. Pas sans une égratignure, certes, mais les dommages étaient ridiculement faibles en comparaison de ceux subis par Sylphorn. Ce dernier avait d'ailleurs fini par être renvoyé dans son pays natal plutôt que d'être mis aux arrêts. Non content d'avoir reçu une correction de la part de l'Orque et du général auquel il obéissait désormais, ce Japet s'était également occupé de le remettre à sa place. Et même s'il était à présent revenu à la normale, le jeune garçon devait reconnaître à son double un cran qu'il n'aurait pu avoir en aucun cas.

La façon dont il s'était joué du Guerrier Divin de Zeta forçait le respect. Même s'il ne pouvait pas supporter de perdre le contrôle de son corps comme c'était souvent le cas désormais, l'art de la guerre de cet autre lui-même était de très loin supérieur au sien. Et s'en rendre compte lui avait mis en tête l'idée que c'était peut-être mieux ainsi. Qu'il était sans doute préférable qu'il lui cède sa place quand il était mis en difficulté. Sans son aide, il était fort probable que la même situation n'aurait pas eu une issue aussi favorable. Il était même prêt à croire qu'il aurait pu y laisser la vie. Et puis... Ce Passager Noir ne lui voulait pas de mal, ou du moins pas directement. Il ne faisait que le remplacer au pied levé quand un ennemi puissant se manifestait. Si ses réclamations se limitaient à livrer bataille le moment venu, une cohabitation était possible... Accepter son sort n'était pas sain, à l'évidence, mais à défaut de pouvoir y remédier, la meilleure solution devait encore être de rendre la situation plus confortable. Ce serait difficile à vivre mais il n'aurait qu'à s'y habituer. Si cela continuait à ce rythme, viendrait un jour où son côté sombre finirait par l'écraser.Ce serait donc un duel contre la montre car il lui faudrait trouver un remède avant que ne survienne la date fatidique...

Quand les lourds battants de la porte se firent entendre, il sut que ses compagnons d'armes venaient de vider les lieux. Qu'il ne leur ait pas emboîté le pas était délibéré pour la bonne et simple raison qu'il n'en avait pas fini. Se redressant de toute sa faible hauteur, il plongea la main dans sa poche et en tira la pierre précieuse qui y avait été mise de côté. Dans le feu de l'action, il avait subtilisé ce souvenir à Sylphorn quand son armure s'était brisée, et n'entendait pas le lui rendre. Il pouvait déjà s'estimer heureux de n'avoir pas laissé plus que ce bijou dans les fonds marins, étant toujours entier même si en piteux état. En plus d'être de toute beauté, ce saphir laissait une curieuse impression à Kryo quand il l'avait au creux de la main, même si pas une seconde il n'avait pu supposer sa véritable nature. Précieux, il l'était, mais le Marina ne pouvait y voir qu'une valeur marchande, sans penser qu'il soit lié à Odin de près ou de loin.

- Euh... Excusez-moi, seigneur Orpheus, mais je voudrais vous remettre ça. C'est au Guerrier Divin que nous avons affronté, je lui ai pris pendant la bataille quand j'ai fait exploser son armure. Son ami en avait un lui aussi, je crois que c'est une sorte de signe de reconnaissance. En tout cas j'ai pensé que vous aimeriez l'avoir et l'ai gardé pour vous le donné plutôt que de le lui rendre... J'espère que j'ai bien fait ?

Le charisme écrasant d'Orpheus incitait à la plus grande prudence. Même si peu au fait de tout ce qui avait trait à sa nouvelle condition, il avait une certitude. Cet homme exerçait sur lui un droit de vie et de mort et tout faux pas serait sanctionné d'une exécution sommaire. Sans même le savoir, se tenir devant lui lui inculquait la rigueur militaire. Le port droit et altier, la conduite axée sur une totale abnégation, le respect de l'autorité. Pour un garçon de son âge, il s'était plutôt bien fait à cette idée, conscient que le choix ne lui était plus laissé. N'ayant de toute façon pas une forte volonté, il était inutile de l'écraser : il s'inclinait de lui-même. Être ainsi dirigé l'empêcherait de se morfondre, et il était convaincu que le légat saurait lui dire quoi faire en toutes circonstances. Plutôt que de parler du saphir, que ce soit avec Toria ou Kyara, il avait préféré le lui emmener directement, sans se poser de questions. Et l'entendre dire qu'il avait bien fait le rasséréna.

La Sirène Maléfique était une personne importante, et à ce titre devait être très occupé. En venant, il avait la crainte de le déranger inutilement et de devoir en subir les conséquences. Que ce ne soit pas le cas l'aida à se détendre et à lever les yeux, ce qu'il n'avait osé faire depuis le début de cet entretien. De prime abord, il avait eu le sentiment qu'en le regardant en face, il n'aurait pu que se sentir fourmi au milieu des géants. Ce n'était que maintenant qu'ils n'étaient plus que deux dans cette pièce que Kryo se sentait le cran de s'adresser à lui de vive voix. Compte tenu de sa timidité naturelle, c'était un énorme pas en avant. Et on ne pouvait cette fois pas mettre cette témérité au palmarès de son Passager Noir, en sommeil depuis que le Titan s'en était allé. Ce qui ne l'empêcha pas de tressaillir quand le maître des lieux posa le regard sur lui, de son unique oeil valide. Il déglutit.

- En le tenant, j'ai aussi senti que quelque chose n'était pas normal. Je ne sais pas ce que c'est mais puisque l'autre en avait un aussi, j'ai pensé que ça devait être important.

La lueur d'intérêt et de convoitise qui s'était allumée dans la pupille unique du général le fit frémir sur place. Le voir à ce point captivé avait quelque chose de terrifiant, même si Kryo était également fier d'avoir accompli un acte digne d'éloges. La manière dont il s'en était emparé pouvait être contestable, mais son point de vue était que Sylphorn pouvait s'estimer heureux qu'il n'ait gardé que ce souvenir plutôt que de prendre sa tête en guise de trophée. La rigidité de sa posture martiale ne prit fin que quand Orpheus lui remit en main propre le fruit de son larcin, ce à quoi il n'avait pu s'attendre. C'était trop d'honneur et il eut grande peine à y croire avant de sentir le poids familier du saphir au creux de sa main. Incrédule, il n'en dit mot et attendit les explications allant de pair pour mieux saisir la raison de ce geste. Et en les entendant, il sut qu'il pourrait avoir toute confiance en cet homme à l'avenir.

Devoir être prêt à donner sa vie s'il le fallait pour un homme dont il ne savait rien l'avait laissé sceptique, mais la sagesse dont il faisait preuve justifiait amplement une foi aveugle. Sa qualité de meneur d'hommes était incontestable et n'avait d'égal que son sens tactique. Car ce cadeau de sa part n'était pas anodin ; en lui remettant ce trésor, il le mettait en sûreté là où personne n'irait le chercher. Qui irait s'imaginer que c'était un guerrier de son rang qui en détenait la garde ? Et même si cela faisait de lui un outil stratégique, cela soulignait en même temps le fait que le légat le pense à même de remplir cette mission et de veiller sur ce butin. Plus qu'il n'en fallait pour acheter l'estime de Kryo, qui pourrait repartir le coeur serein. L'adolescent posa genou à terre et courba l'échine, la paume droite sur le coeur témoignant de son serment. La pierre précieuse se trouvait en son sein, rendant le geste riche en symbolisme.

- Oui, votre altesse ! Merci pour la confiance que vous placez en moi. C'est beaucoup d'honneur et je ferai tout ce que je peux pour en être digne.

Il faillit préciser qu'il y veillerait comme si sa vie en dépendait, mais s'en retint. C'était implicite au vu du discours tenu par Orpheus, et cette mise en garde lui paraissait légitime. Le perdre quelle qu'en soit la raison alors qu'on lui faisait cette faveur serait impardonnable. Il avait abandonné l'idée de le revendre dès qu'il s'était adressé au gardien de l'Atlantique Sud, en doutant déjà quand il avait senti ces vibrations en émaner : cette consigne n'était donc pas un problème. Et puis, jamais il n'aurait pu se défaire d'un cadeau aussi lourd de sens. Lui qui ne voulait à l'origine pas faire de vague pour que leur place dans cette armée ne soit pas mise en péril se retrouvait maintenant porteur d'une mission permanente dont la réussite serait cruciale lors des prochaines négociations. Ce n'était pas vraiment la quiétude qu'il avait espérée, mais n'en était curieusement pas dérangé outre-mesure. Sans doute pouvait-on dire qu'il était en train d'y prendre goût... Redressant le buste, il fixa son vis à vis avec déférence.

- Est-ce que je peux faire autre chose pour vous ?

Orpheus l'intimidait, mais c'était aussi pour cela qu'il pouvait le respecter en tant que meneur et lui vouer une dévotion sans faille. Le marina se contenta de hocher la tête en signe d'approbation avant de se relever. Il savait déjà quoi faire de ce présent, quel en serait l'exact emplacement. Sa scale s'était certes adaptée à sa taille mais lui offrait malgré tout un espace non négligeable. Le cacher à l'intérieur lui sembla approprié. Au niveau du coeur. Dès lors, l'unique moyen de le lui dérober serait de fracturer son plastron à cet endroit précis, ce qui voulait aussi dire lui occasionner une blessure fatale. Comme le légat le lui avait fait entendre, sa survie dépendrait de sa faculté à garder ce saphir. Outre son propriétaire d'origine, les convoitises autour d'un tel objet pouvaient être nombreuses, si vraiment il était aussi important qu'ils voulaient bien le croire. Il n'avait pas idée d'à quel point cet artefact pouvait se montrer crucial, mais le discours d'Orpheus avait été clair et n'acceptait aucune objection. Ce qui tombait très bien puisque Kryo n'en émettrait aucune.

On lui faisait l'honneur et la joie de placer en lui une confiance qu'il n'aurait pas espérée, il aurait été stupide de sa part d'en négocier les modalités. Le sous-entendu comme quoi il perdrait la tête en cas d'échec était clair, mais même sans cela il savait que toute erreur serait irréversible. Commettre un impair dans cette situation l'aurait fait tomber en disgrâce, sans espoir de pouvoir se racheter. Et non content de l'avoir placé sous sa responsabilité, il déclarait vouloir l'intégrer à son escorte lors de son séjour en extérieur. Pour avoir épié la réunion à laquelle sa soeur avait pris part, il savait qu'elle aussi était vouée à prendre part. Ils ne seraient ainsi pas séparés, en fin de compte. Peut-être pourraient-ils en profiter pour se rendre en Italie, comme prévu lors de leur discussion il y a quelques jours... Toutefois, cette requête devrait attendre. Trop en demander alors qu'on venait déjà de le nantir de certains privilèges serait manquer de pertinence. Chaque chose en son temps.

- Oui monseigneur... Je ne vous décevrai pas.

Sa prise se raffermit sur la pierre précieuse. L'espace d'un instant, il se demanda s'il n'était pas possible de procéder à une modification sur son écaille pour l'en sertir sans que cela ne se voie. Mais il doutait fort qu'un forgeron ordinaire puisse retoucher ces armures, qui avaient quand même pour caractéristique d'être bénies par une force divine. Cela souleva bon nombre de questions qu'il devrait poser à Kyara. Peut-être qu'elle en saurait plus et pourrait le renseigner à ce sujet. Le plus important était de ne pas le perdre quoi qu'il arrive, même si c'était à son détriment. Caressant la surface lisse du bijou du bout des doigts, il songea que rien n'aurait été possible sans l'apport de cette autre personnalité résidant au fond de son âme. Ce mérite n'était pas le sien, pouvait-il vraiment prétendre en être digne ? Des doutes plein la tête, l'Orque salua son supérieur et quitta les lieux sans demander son reste. Au même titre que l'océan, l'avenir lui semblait désormais plein de mystères...