Kryo s'était contenté d'opiner du chef. Le raisonnement de Kyara tenait la route et s'y fier allait leur permettre de commencer quelque part. Si vraiment l'incarné n'était autre que Poséidon, le cap mentionné serait sans doute le meilleur point de départ qu'ils puissent prendre. Et même s'il n'était pas sur place, les oracles qui s'y trouvaient devraient pouvoir les aiguiller avec un peu plus de précision. Dans le cas contraire, ils n'auraient plus qu'à reprendre depuis le début. Et l'Orque devait confesser que s'il y avait erreur sur la personne, il ne s'en porterait pas plus mal de devoir abandonner la mission. Il était conscient de devoir mener une guerre farouche contre les factions hostiles en tant que marina mais ne souhaitait pas les priver de leur divinité. Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, disait-on, et il avait la ferme conviction que personne n'apprécierait de voir Poséidon capturé et tué sans qu'ils ne puissent agir. Ainsi avaient-ils quitté l'empire sous-marin en prenant à peine le temps de se changer pour arborer des tenues plus discrètes.

En effet, il n'était pas difficile de penser que le port de l'armure en pleine ville ne les aiderait pas à passer inaperçu. S'être défait de la sienne fit toutefois un drôle d'effet à Kryo, qui s'était accoutumé à l'avoir sur le dos en permanence ou presque. Impossible de dire que cela lui ôtait un poids car elle lui semblait désormais plus légère qu'une plume. Se passer de sa compagnie le faisait se sentir mis à nu. La faire venir à lui était une possibilité en cas de besoin mais il espérait pouvoir s'en dispenser. Pas ailleurs, il n'avait pas une fois adressé la parole à son ainée concernant la sienne. Charybde l'avait quittée pour être remplacée par Scylla. Et s'il avait pu l'identifier aussi facilement, c'est parce qu'il en connaissait le porteur habituel, pour avoir combattu à ses côtés. Qu'était-il arrivé pour que s'opère ce changement brutal ? Aucune question ne franchit cependant la barrière de ses lèvres, laissant cela à l'entière discrétion de Kyara si elle souhaitait lui en faire part.

- On ne doit plus être très loin...

C'était la première fois qu'ils remontaient à la surface depuis leur immersion, et le faire avec une certaine légèreté ne pouvait leur nuire. Leur mission était certes capitale, l'occasion ne leur serait pas tous les jours donnée de fouler la terre ferme. Arpenter une place pavée était source de félicité après n'avoir vu que du sable à perte de vue pendant des jours et des jours... Hélas, ils n'auraient cette fois pas la liberté de se prélasser au soleil. L'urgence était de mise. Fort heureusement, au gré de ses lectures Kryo avait recueilli assez d'informations pour pouvoir s'orienter correctement même s'il n'était jamais venu auparavant. Ainsi finirent-ils par voir une falaise escarpée se dessiner à l'horizon, dont la vue lui glaça les sangs. Le cap Sounion, plus souvent appelé Colonna à cette époque. L'autre nom était pourtant plus usité chez les Marinas. Quand cet endroit était mentionné dans les livres, c'était le plus souvent pour en décrire les terribles geôles et la houle incessante qui venait s'y abattre, noyant les prisonniers condamnés à y rester jusqu'à la fin de leurs jours.

Néanmoins, ce n'était pas une visite touristique et son ressenti personnel n'avait rien à faire là. Après avoir échangé un regard de connivence avec sa soeur et désormais supérieure hiérarchique, il en jeta un en contrebas. Même pour eux qui tenaient du surhomme, une chute serait fatale à coup sûr. La configuration inégale du sol incitait à la plus grande prudence. Un bêlement le tira toutefois de ses pensées en le faisant sursauter. L'espace d'une seconde, il avait oublié la présence de cette chèvre qui les avait suivi jusqu'ici, dédiée à être sacrifiée en guise d'offrande. La pauvre bête n'en avait plus que pour quelques heures à vivre et l'adolescent se sentait compatissant à son égard, n'aimant pas du tout ce principe de rite sacrificiel. Mais s'ils voulaient mener à bien la tâche dont on leur avait donné la charge, il fallait être capable de tout – y compris du pire. Tirant sur sa laisse, simple corde en vérité, il entreprit de gravir cette colline abrupte, la nouvelle générale sur ses talons.

- On en a vraiment besoin ? demanda-t-il à tout hasard, d'un ton presque suppliant.

L'animal leur était inconnu, mais Kryo ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine sympathie à son égard. Au fond, ils n'étaient pas si différents. N'étaient-ils pas eux-même des sacrifices humains à la gloire des dieux ? Non pas qu'il doute de Poséidon, mais cette comparaison lui avait sauté aux yeux dès qu'il avait croisé ceux de la bête. La chèvre le regardait. Et il la regardait aussi. Ils se comprenaient. Sa réticence avait été flagrante dès que sa soeur lui avait exposé cette idée, mais ils en avaient besoin s'ils voulaient obtenir des réponses. Il ne fallait qu'une pensée pour que ces pratiques archaïques lui soulèvent le coeur, et il n'avait qu'une hâte : qu'ils en finissent pour mieux pouvoir les occulter. Pour que demeure le secret, ils n'avaient d'autre choix que d'agir en humains ordinaires. Ce ne serait bien sûr pas le cas s'ils croisaient les envoyés d'autres factions, mais pour l'heure il était préférable de ne pas rester à découvert.

La marche à pied faisait partie des rares choses liées à sa vie d'avant qu'il ne regrettait pas le moins du monde, mais leur camouflage en dépendait. Le bruit des sabots du ruminant faisait écho à ceux de leur pas alors qu'ils se dirigeaient vers l'objectif de ce voyage, lentement mais sûrement. Quand enfin les colonnes furent en vue, il poussa un discret soupir de soulagement, sa faible condition physique lui étant rappelée par le point de côté qui lui cisaillait les côtes depuis qu'ils en étaient à mi-chemin. Ce n'était pas trop tôt. Hélas, l'accueil ne fut pas vraiment à la hauteur de ses attentes. Même si cette attitude l'agaçait au plus haut point, il resta en retrait et laissa Kyara gérer la situation, étant loin d'égaler son don pour les relations humaines. Un fin sourire se dessina dans l'ombre de son couvre-chef, même s'il se força à le faire disparaître pour ensuite pouvoir arrondir les angles.

- Désolé si nos méthodes sont un peu brutales mais nous sommes pressés.

À son tour, l'Orque baissa sa capuche pour dévoiler ses traits juvéniles, et frémit en sentant la chaleur du soleil caresser sa nuque. S'il pouvait le voir depuis les profondeurs de leur nouveau refuge, en profiter n'était pas aussi aisé et il se surprit à ressasser des souvenirs du passé. Quand ce n'étaient que des enfants paisibles, sur cette terre natale qu'ils avaient été contraints de délaisser. Et maintenant, rien n'était plus pareil... Cette minute de nostalgie lui laissa un goût amer mais il n'en fit rien savoir. Ce n'était pas le moment de digresser, et ces pensées étaient futiles désormais. C'était un soldat à présent, museler ses états d'âme était devenu une habitude. Passant la main dans sa crinière d'opale pour lui redonner forme, il fit refaire surface à son cosmo-énergie à son tour. Point pour intimider ce brave homme plus que son ainée ne l'avait déjà fait, mais uniquement pour se sentir mieux dans sa peau. Ils étaient en ici chez eux et pouvaient donc en profiter pour tomber les masques.

- Le seigneur Poséidon s'est peut-être réveillé. Une force divine est apparue. Nous sommes venus pour vérifier si nous avons raison de penser si c'est bien lui. Je crois que vous pouvez comprendre que nous n'avons pas vraiment de temps à perdre. Nous n'aimerions pas qu'il tombe entre de mauvaises mains. Dépêchez-vous s'il vous plait.

- C'est inutile !

Non loin derrière leur interlocuteur, une silhouette encapuchonnée venait d'apparaître. Bien que ferme sa voix n'en était pas moins féminine, il n'y avait pas moyen de s'y tromper. Kryo l'identifia directement comme étant l'Oracle pour son charisme, presque surnaturel. Coi, il la laissa venir à eux, ne pouvant discerner que le bas de son visage sous le voile.

- J'attendais votre visite, chevaliers. En effet, il est probable que les choses soient sur le point de changer. Pour tout vous dire, il est même très probable que ça ait déjà commencé... Vous n'êtes pas sans savoir que nous avons la garde du Trident de l'empereur Poséidon en son absence. Or celui-ci a disparu depuis hier, sans que nous ne sachions qui s'en est emparé. Il va sans dire qu'un humain serait mort dès l'instant où il aurait posé la main dessus... Je vous laisse en tirer les conclusions qui s'imposent !

Kryo garda les yeux fermés pour toute la durée de la cérémonie. S'y opposer était inutile et il semblait l'avoir compris désormais. Pire encore, il y consentait : il n'y avait pas d'autre moyen de parvenir à leur fin. C'était un spectacle abject et répugnant, et l'odeur qui emplissait la pièce suffisait à elle seule à lui retourner l'estomac. Seuls les encens qui agrémentaient ce rituel primitif réussissaient à l'empêcher de tourner de l’œil, et ce n'était pas peu dire au vu du dégoût que l'on pouvait lire sur son visage.

Cependant, il s'accrochait à la pensée que peut-être il devrait un jour tuer un homme de la même manière. Et cette idée le terrifiait. Ce n'était pas passé loin pour Sylphorn, mais il y avait survécu, et finirait sans doute par se remettre de ses blessures. Le pire étant que si cela devait arriver, il ne serait sûrement pas maître de ses actes à ce moment-là et ne pourrait que regretter son geste malheureux quand il reprendrait ses esprits. Cette réflexion lui mettait une boule au ventre, une sphère de métal en fusion logée au creux de ses entrailles alors que se répandaient celle de la chèvre mise à mort dans une effusion de violence. Il resta néanmoins en place jusqu'à ce que la divination prenne fin et évita soigneusement du regard la dépouille mutilée de la malheureuse victime. Elle ne serait pas morte en vain, il le jura : il mettrait tout en oeuvre pour retrouver Poséidon, quitte à devoir remuer ciel et terre. Au moins son corps d'emprunt serait-il aisément reconnaissable, quelle que soit son apparence, puisque pourvu d'une preuve indéniable de son droit au commandement. On possédait rarement meilleur signe distinctif qu'une arme divine prête à l'emploi qu'on est seul à pouvoir manier.

Déglutissant afin de réprimer les nausées qui le tenaillaient depuis plusieurs minutes, il aperçut alors le corps presque nu de la prêtresse et manqua de tressaillir, ne s'attendant pas à avoir une vue pareille dès qu'il se serait décidé à la recouvrer. Le rouge aux joues, il ne sut comment réagir et en oublia presque ce qui venait de se produire, la vision étant – il faut l'avouer – plutôt réconfortante. C'est alors qu'il sentit un coup de pied s'abattre sur sa cheville avec une violence certaine. Manquant d'en perdre l'équilibre, il retint un glapissement de douleur mais ne put contenir la grimace associée. Kyara s'était montrée injuste en l'agressant de la sorte : il savait se tenir, tout de même ! Pour toute réponse, il lui jeta un regard noir tout en massant sa cheville endolorie. Qu'on le ramène à la réalité de la sorte n'était pas ce qu'on pourrait appeler un réveil agréable, mais au moins pouvait-il en revenir à leur objectif l'esprit serein. Prêt à prendre sa revanche, il n'eut cependant pas le temps de rendre le coup. La litanie de la prophétesse prit fin et à nouveau sa voix s'éleva dans un dialecte qu'ils pouvaient comprendre.

- Je vois... Du sable à perte de vue... Un soleil accablant... L'eau claire d'un fleuve... Des pyramides... Partez pour l'Égypte, chevaliers, c'est là que vous attend le seigneur Poséidon... Vous devez faire au plus vite, d'autres sont en route... Il est encore faible et a besoin de vous... Allez !

Sur ces paroles, elle s'effondra brusquement. Kryo se porta à son secours et réussit à la rattraper avant que son corps ne touche le sol, bien que gêné par la chaleur de sa peau qu'il pouvait sentir contre la sienne malgré le tissu de son vêtement. Il ne s'y arrêta toutefois pas plus que de rigueur et entreprit de la poser à terre en douceur, ne voyant pas où il aurait pu la laisser. Le prêtre saurait sans doute quoi faire, lui qui en avait la garde, même si l'Orque avait de sérieux doutes sur ce qu'il pourrait faire seul à seul avec elle une fois qu'ils seraient partis. Mais même s'il aurait cru bon de rester encore un peu pour s'assurer qu'il n'en profite pas éhontément, ils n'en avaient pas la possibilité.

- On vous la laisse. Faites attention à elle. Merci pour tout !

Elle les avait encouragés à forcer l'allure et ce ne serait pas lui rendre service d'ignorer ses paroles et de mettre Poséidon en danger pour veiller sur elle. Elle avait dû en voir d'autres. Et puis, ce ne devait pas être la première fois que cette femme découvrait combien ce rite pouvait être contraignant, et s'il en avait déjà tiré parti pour abuser d'elle, nul doute que les mesures nécessaires auraient été prises pour le dissuader de toute récidive. Après une courte hésitation, Kryo porta les doigts à sa bouche pour émettre un puissant sifflement. À compter de cet instant, il ne fallut que quelques minutes pour que sa Scale fasse irruption et le recouvre, lui laissant à loisir de se débarrasser de la bure recouvrant sa toge pour en couvrir la demoiselle évanouie. Il n'y avait maintenant plus de raison de se cacher, et l'avoir déjà sur le dos lui ferait gagner du temps s'ils devaient tomber dans une embuscade en cours de route. Comment allaient-ils la prendre, d'ailleurs ? L'Égypte, ce n'était pas la porte à côté et tout chevaliers qu'ils soient la téléportation ne faisait malheureusement pas partie de leurs pouvoirs. Vêtu de son Écaille, il avisa sa soeur ainée d'un air interrogatif, n'ayant nul besoin d'ouvrir la bouche pour lui demander son avis.