Crète - 442 ap JC

Inlassablement, la mer venait frapper les récifs de sa caresse salée. Amante infatigable de la terre, elle venait se coucher sur le sable blanc, la roche, encore et encore, cherchant à étendre son territoire. Laissant les embruns balayer mon visage, lui apportant un rafraîchissement bienvenu sous ce soleil de plomb, j'avisais la ligne de côte qui se détachait devant mon regard, tandis que le navire commercial dans lequel j'avais fait la traversée flaquait sa voile afin d'aborder le port à la rame. Toute de blanc vêtu, la ville nous accueillait avec lumière, tranchant sur l'ocre crénelé des falaises et récifs alentours. Cette place semblait tranquille, accueillante, toute baignée de lumière qu'elle était, et cela me réchauffa quelque peu le cœur, sentiment très vite estompé par le retour à ma mission. Seul comptait l'objectif, à présent, et je n'étais sûrement pas ici pour me tourner les pouces en sirotant un vin de côtes.

J'avais été envoyé ici par mes maitres afin de faire la lumière sur une quelconque rumeur du côté de cette île, qui faisait état d'une certaine volonté de la part des dirigeants crétois quand à une coopération inconditionnelle avec les forces de notre coalition greco-romaine. En clair, ce qui semblait être un fief d'une troisième puissance - à savoir Poséidon, selon les dires de ces mêmes personnes - voulait tomber sous notre coupe. Bien sûr, l'île était sous domination romaine, et ce depuis des lustres. Mais elle semblait néanmoins exempte de réelle gestion totale et contrôlée, d'une part de par sa position géographique, et d'autre part parce qu'à l'évidence, quelqu'un tirait les ficelles à un tout autre niveau. On avait donc décidé d'envoyer quelqu'un pour faire la lumière sur cette situation fumeuse. Et ce quelqu'un, c'était moi, envoyé depuis quelques temps à faire le tour des régions orientales de la Méditerranée, en mission sacrée pour ma déesse. Je me bornais à penser qu'on m'avait envoyé pour la simple et bonne raison que j'étais le plus proche, géographiquement, mais je pouvais aussi rêver et me dire que mes compétences avaient pesé dans ce choix. Cette mission requérait de la jugeote, un sens de la diplomatie et une intuition que je ne pensais pas posséder, et j'avais de toute façon la charge de mon armure depuis trop peu de temps. Propriétaire de la Silver Cloth de Persée, et ce depuis à peu près deux ans, j'avais certes déjà vécu de nombreuses choses, mais ne pensais pas du tout être prêt pour apporter un poids décisionnel conséquent. Je n'étais encore qu'un adolescent qui pense que ses poings peuvent ébrécher le Monde lui même. Et encore, j'en doutais même, des fois.

Le débarquement se passa sans heurt, personne ne s'attendant à ma visite immédiate. J'avais décidé d'emporter ma cloth dans sa Pandora Box, l'entourant néanmoins d'osier, donnant ainsi l'apparence d'une pesante hotte remplie de bois de vigne. Je m'étais ainsi frayé un chemin parmi la foule, passé les embarcadères, et fondu dans la masse. Je n'avais plus qu'à trouver un endroit ou passer la nuit, puis je furèterais histoire de glaner des informations sur la situation actuelle de l'île. Gortyne, capitale du pays, ressemblait beaucoup à nos villes de Grèce, fortement influencée par des siècles et des siècles de proximité, et la domination romaine n'avait pas dégradé le charme que cela lui prêtait. Trouvant enfin ce que je cherchais, c'est à dire un établissement proposant des bains publics en plus de quoi passer la nuit et manger à sa faim, je faisais le nécessaire auprès des propriétaires pour arranger mes commodités, aidé en cela par les pièces d'or de ma bourse - qui avaient fait taire les doutes que ces fouines avaient à mon égard, étant donné que je me présentais comme un simple négociant en vignes. Une fois ceci fait, j'aménageais avec soin mon espace personnel, avant de quitter mon refuge, histoire de prendre la température de la ville. Je sentais comme un vague climat de tension, même si je ne pouvais en déceler la source exacte. Peut être que me destin me mettrait quelque chose sous la dent d'ici peu. En attendant, je gardais les yeux et les oreilles grands ouverts...

Gortyne.

Il est dit qu'il n'existe pas plus belle ville que cette dernière en Crète. Malheureusement pour l'homme qui se dressait devant ces gens, il n'était pas ici pour faire du tourisme. Recouvert d'une toge montrant son rang social, une boîte étrange à ses pieds, un bandeau sur l’œil, calculateur, il observait ceux pour qui il avait été obligé de se déplacer en personne. Car s'il se tenait là en ce jour, ce n'était sûrement pas pour flâner. Des affaires autrement plus importantes l'avaient conduites ici et il prenait très à cœur les responsabilités qui étaient les siennes. Il faut dire qu'il ne rendait pas de compte à n'importe qui. Mais à un dieu. Le frère de Zeus, celui qui avait comme sanctuaire les océans et les mers. Poseidon. Devenu un des sept généraux des mers depuis peu, il avait été envoyé sur cette mission parce qu'il n'existait pas d'homme plus observateur que lui au sein de sa faction. Savoir faire preuve de doigté lorsqu’il le fallait. Et savoir se montrer intransigeant quand il n'avait pas le choix. Comme ici. L'homme de la situation en somme. Une situation complexe qui menaçait d'exploser.

Car s'il est vrai que Poseidon était le maître incontesté des Océans, il n'en restait pas moins amoureux de la terre. D'une manière très différente que les autres dieux bien entendu mais cela n'en restait pas moins de l'amour. Ainsi, il n'était pas surprenant qu'il possède de nombreux fiefs terrestre. De nombreuses îles étaient tombées sous sa coupe, sous sa juridiction. La Crète faisait partie de ces îles sous la domination du Maître des Océans. Mais depuis peu, les rumeurs allaient bon train. Une plus particulièrement qui avait attiré l'attention des Marinas. Quelques dirigeants qui souhaitaient s'émanciper de Poseidon notamment, en rejoignant ce qu'il considérait comme sa plus vieille ennemie : Athéna. Bien sûr, nous étions encore loin de la Guerre Sainte. Néanmoins, la rivalité restait de mise. Et cette nouvelle, si elle s'avérait exacte, ne serait rien d'autre qu'une insulte pour celui que les Romains appelaient Neptune.

Le rendez-vous avait été prit et Orpheus n'avait pour le moment comme unique but que de s'assurer que ceci n'était qu'une mauvaise farce. Mais à en croire la tension qui régnait dans cette pièce et le fait que la ville soit en ébullition ne laissait que peu de doute. Un faible sourire apparut sur le visage du jeune homme alors qu'il reprenait la parole. Pour le moment, il en avait assez entendu. Mais il fallait sévir. Cependant... Ce n'était ni le lieu, ni le moment.

- Quelle déception pour moi... N'avons nous pas toujours protégé cette île, vous préservant des calamités, des guerres et de la gouvernance totale de cet empire Romain qui se veut être votre maître ? Et voilà le remerciement que vous nous adressez. Vous scellez votre sort...

Ce n'était pas vraiment une menace mais plutôt un fait. Car si l'île souhaitait échapper au contrôle du dieu des mers, alors il n’aurait d'autre choix que de venger cet affront. Les visages devant lui étaient fermés, graves. La peur et le doute habitaient ces hommes. Mais ils avaient choisis. Et Orpheus était dénué de toute compassion, à l'instar de son Seigneur et Maître. Il appliquerait la sentence. Il sortit de sa manche la flûte et glissa le bec de celle-ci entre ses lèvres.

Et tandis que les notes s'élevaient dans les airs, dépassant même les murs de cet enceinte, les hommes présents tombèrent dans une sorte de transe. Le regard vide, ils n'étaient que zombis. Car son propre cosmos se trouvait mêlée à la flûte qui était plus qu'un instrument de musique pour lui. Il s'agissait de son arme. L'arme de la Sirène Maléfique. Et même sans porter l'armure qui était al sienne, il était capable de faire appel à cet art sombre. La manipulation de l'esprit n'avait plus aucun secret pour celui qui se voulait être le servant de Poseidon. Fermant l'unique œil qu'il avait, Orpheus se laissait transporter par sa musique. Et au dehors, ceux qui entendaient la mélopée cessaient toutes occupations, comme obsédé par cet air enjôleur.

Ma sortie ne m'avait rien appris - de façon officielle, bien entendue. Ce que j'avais pu lire sur les visage, décrypter dans les attitudes des insulaires, tout portait à croire que la tension était bien là, palpable, réelle. Les gens semblaient dans l'attente, mais dans l'attente de quoi? Y avait il eu mention des rumeurs de désistement des dirigeants au sein de la population? C'était comme si chacun était conscient d'avoir une chape de plomb, sorte d'épée de Damoclès pendant au dessus de sa tête...il serait bon d'aller trainer du côté des bâtiments officiels, histoire de voir si cette ambiance pesante allait crescendo à mesure que l'on s'approchait des instances dirigeantes de l'île. D'autant que j'étais curieux de voir comment les romains se trouvaient, si eux aussi étaient au fait de la situation, si ils avaient réagit d'une quelconque manière...non pas que je doute de leurs compétence, mais certaines choses pouvaient restée cachée bien longtemps aux yeux d'un "envahisseur", et je doutais que les patriciens crétois soient enclins à laver leur linge sale en public, et surtout demander l'aide de leurs tuteurs.

Mes pas me menèrent donc devant la place s'ouvrant sur les bâtiments administratifs, non loin de l'acropole construite des siècles plus tôt, lorsque les influences grecques étaient à leur apogée. Apparemment, il n'en allait pas de même avec les légionnaires, qui affichaient à peu près tous l'air ennuyé du soldat qui s'est retrouvé à effectuer une garde des plus banales. J'en profitais pour flâner un peu aux alentours, me plaisant à jouer le rôle du jeune philosophe en herbe, cherchant des signes dans les rayons du soleil, les nuages, bref toute source paraissant dénuée d'intérêt. Le coup du jeune illuminé marchait toujours, surtout contre les esprits faibles. Du reste, je n'eus pas longtemps à tenir ce rôle, espérant grappiller des bribes de conversations qui m'auraient mené sur une piste. Non, quelque chose changea radicalement ma façon d'agir. Quelque chose qui ne me laissait pas de place au doute. Quelqu'un déployait son cosmos. Et non loin de ma position, qui plus est. Je ne devais pas me ruer à la rencontre de cette source, par prudence, mais la situation se prêtait à l'urgence. A ma connaissance, il n'avait pas été mentionné la présence d'un autre élu des dieux sur l'île. Donc soit on m'avait trompé à dessein, soit le pire scénario possible pouvait être en train de se dérouler, en ce moment même. Car un cosmos isolé signifiait que la source de ce pouvoir n'aurait pas grande résistance, peu importait ce qu'elle essayait de faire. Et cela pouvait très bien être un envoyé du Dieu possédant initialement ce territoire, qui viendrait justement châtier ceux qui avaient eu la folie de penser qu'ils pouvaient s'émanciper de son emprise.

Traversant rapidement la place, je m’engageais dans le réseau de ruelles qui serpentait entre les différentes institutions, qui étaient en fait toute regroupées au sein du même quartier. Il ne fut pas bien long à ce que je ressente l'influence du cosmos de façon croissante, ce qui eut le même effet sur mon âme que si je m'étais retrouvé nu à progresser au travers d'un champ d'ortie. C'était comme si le cosmos de cette source se déployait en une multitude de tentacule, s'agrippant à l'âme de tous les êtres autour d'elle, imprimant une profonde attraction obligeant la victime à lâcher prise, à se laisser faire. Après le ressenti, j'entendis le son de la flûte. L'instrument, joué avec brio, semblait suivre les pulsation cosmiques, comme si il n'était qu'un vecteur, une sorte de vaisseau par lequel le sortilège s'opérait. Impossible de se boucher les oreilles pour mettre fin au supplice, donc, puisque ce n'était pas par là que venait le problème. Fort heureusement pour moi, la puissance de cette attaque pernicieuse était réglée pour ensorceler un être humain lambda, non un protecteur d'Athéna capable de maitriser son cosmos. Ceci m'obligea néanmoins à appliquer une protection pour repousser l'attraction ainsi créée, ce qui me révélait à coup sûr aux yeux de l'instigateur de cette attaque. Il me fallait faire vite, donc, et c'est pourquoi je décidais à présent de courir, attrapant au passage une poterie vide qui me passait sous la main. Grimpant sur un chariot, je bondissais à l'encontre de caisses empilées, avant d'atteindre un petit balconnet, qui m'offrit une vue imprenable sur ce qui était une petite cour emplie d'anciens, drapés de leurs toges. L'homme à la flûte s'y trouvait aussi, continuant son air diabolique. Je lançais la jarre de toutes mes forces par l'ouverture s'offrant à moi, espérant briser ainsi la concentration du flutiste. Celle-ci traversa la fenêtre, et partit s'exploser sur le sol de mosaïque. Restait à dégager au plus vite pour qu'il me suive, laissant un sursis à ses victimes tandis qu'une proie bien plus intéressante s'échappait. M'engageant au pas de course dans les rues étroites du quartier, je tentais de prendre des directions erratiques, histoire de ralentir assez ma course pour qu'il entame là poursuite. Je ne connaissais pas la puissance de cet homme, mais j'avais dans l'idée qu'il n'était pas le dernier des combattants. Restait à savoir si je survivrais assez longtemps pour savoir à qui j'avais affaire.

Haussant un sourcil alors qu'il percevait une résistance dans les alentours à son attaque, Orpheus poursuivait néanmoins sa mélopée. Si sa musique était aussi là pour repousser les éventuels intrus, elle avait tout de même un autre rôle. Celui de rendre la justice de Poseidon. Là était son unique but et tant que personne n'oserait se mêler à cette histoire, alors tout irait pour le mieux. Mais visiblement, cette "résistance" ne désirait pas en rester là. Preuve en est de la jarre qui explosa en mille morceau à proximité. Quelle idiotie que d'oser s'opposer à la volonté d'un dieu. Cessant de jouer, il eut tout juste le temps de voir le malotru s'enfuir. Quelle manœuvre imbécile et prévisible. Il ne cherchait qu'à éloigner le Général des lieux afin de protéger ces pauvres mortels. Mais Orpheus n'était pas aveugle et cette stratégie paraissait bien minable, concocté à la va-vite.

Encore sous l'effet de son sort, les conseillers ne réagissaient pas encore à cette interruption. Orpheus devait corriger celui qui l'avait ainsi troublé mais pas sans terminer sa mission. Malheureusement pour ceux ici présents, l'intervention de cet homme venait seulement d'accélérer les choses. Et pas dans le bon sens. Car s'il n'avait pas encore prit sa décision quant au châtiment final, il n'y avait désormais aucune trace d'hésitation dans son regard. De sa main de libre, il tira de sous sa cape une petite dague aiguisée, en orichalque véritable. Il ne s'agissait pas d'une arme qu'il manipulait d'ordinaire mais ici, elle allait être utile. Il jetait déjà cette dernière aux pieds d'un des hommes présents et comme s'il ne s'agissait que d'une étape peu importante, il jouait de nouveau de la flûte. Ce fut néanmoins bref. Deux ou trois notes seulement. Il avait autre chose à faire.

Déjà il se détournait, fermant les yeux pour capter ce cosmos qui lui avait fait barrière. Et tandis qu'il partait sur cette trace, l'un des hommes présents se pencha pour prendre la dague à pleine main. Mais déjà Orpheus avait quitté les lieux. Une chose était sûre : son attaque avait fonctionné. Et l'homme qui l'avait interrompu risquait d'être surprit par ce qu'il avait déclenché. Car ces hommes allaient se donner la mort, leur main dirigée par l’hypnose que la Sirène avait lancé sur eux. Une hypnose sonore, redoutable pour ceux qui ne pouvaient se protéger avec du cosmos.

Cette course-poursuite ne fut guère longue. Car si pister un homme pouvait paraître délicat, l'affaire était tout autre quand ce dit homme laissait volontairement des traces de ci de là. Il souhaitait être poursuivi, ce qui accréditait la thèse du Général. Alors qu'il franchissait les obstacles à une vitesse qui dépassait l'entendement, le jeune homme se demandait à quelle armée pouvait bien appartenir sa proie. Car une chose était désormais sûre : il appartenait à une faction dissidente. Mais il n'avait plus le temps de jouer. L'homme n'était plus très loin, comme s'il avait ralenti. Et comme un heureux hasard, il s'agissait d'une zone peu peuplée, comme s'il avait souhaité l'attirer par ici sans mettre en danger les passants. Intéressante conception des choses, bien qu'Orpheus ne partage pas cet avis. Alors qu'il stoppait sa course effrénée, il perçut l'homme qui l'avait défié, en quelque sorte. Un mince sourire apparut sur les lèvres du Marina alors qu'il s'approchait. On distinguait désormais clairement l'armure du général, maintenant qu'il avait laissé tomber tout artifice. Mais peut-être qu'un néophyte ne saurait la reconnaître.

- Tu as enfin cessé de courir... Je me demandais quand ton jeu se finirait. Non pas que je n'aie aucune patience mais disons que le maître que je sers préfère que je ne perde pas mon temps en recherche vaine. Qui es-tu donc, chevalier, pour avoir osé interférer dans des affaires qui ne te regarde en rien ?

Alors qu'il étudiait l'homme de son œil unique, Orpheus ressentit dans son esprit l'extinction de certaines "voix". Ainsi appelait-il les différentes présences qu'il percevait en sa qualité de chevalier de Poseidon. Et il savait évidemment à qui appartenait ces voix puisqu'il venait de les laisser une poignée de minutes auparavant. Cet homme venait de risquer sa vie pour rien. Car le répit qu'il avait souhaiter accorder à ces fous n'avaient été d'aucune utilité.

- Ceux que tu voulais sauver viennent de mourir. A l'instant. Si tu es parvenu à te préserver de ma musique, sache qu'il n'en est pas de même avec ces humains pathétiques. Ils n'ont eu que le châtiment qu'ils méritaient, bien que je sois dans l'obligation d'admettre que sans toi, cela aurait été plus long. Dommage que tu aies risqué ta vie pour rien. Comme j'attends une réponse à la question que je t'ai posé, je vais te retourner la politesse. C'est la moindre des choses après tout... Tu te trouves devant Orpheus, Général de la Sirène Maléfique, en mission commandée par Poseidon en personne.