Elle restait réfugiée dans la froide pesanteur de son armure, masquée et dissimulée aux yeux du monde, à l'abri des regards qui l'oppressaient depuis son arrivée. Ainsi parée, sa nature féminine s'estompait. L'armure s'adaptait parfaitement à son corps tout en en occultant les courbes. Son visage même disparaissait en partie dans l'ombre du casque qu'elle portait. Seules ses prunelles éclatantes et ses lèvres charnues étaient visibles, ambigus témoignages d'une beauté indéfinie. Le métal blanc de sa cuirasse semblait palpiter sous l'intense lumière du soleil, scintillant de mille feux. Ainsi marchait-elle, altière, d'un pas cliquetant. Elle n'accordait que peu d'attention à ce qui se passait autour d'elle, à l'agitation fébrile des serviteurs, au bruissement timide des herbes, au babillement enjoué des fontaines ; elle était plongée dans ses pensées. Ses souvenirs.

« Étain ! »

Une voix féminine la tira hors de ses rêveries. Elle se retourna, sachant déjà de qui il s'agissait. Flavia. Les lèvres d’Étain se plissèrent d'un sourire discret. Elles s'étaient déjà croisées plusieurs fois et une amitié naissante s'esquissait entre elles. Elle se retint cependant de l'enlacer, désireuse de conserver son armure le plus longtemps possible.

« Tu as un peu de temps devant toi ? »

Elle acquiesça d'un signe de la tête. Flavia l'aidait à mieux maîtriser le latin, l'histoire et la géographie de l'Empire Romain. La jeune femme appréciait grandement ces séances. Elles échangeaient des légendes de leurs cultures respectives, établissaient des corrélations et riaient des dissemblances qu'elles ne parvenaient pas toujours à comprendre. L'île manquait à Etain et en parler lui faisait du bien. En même temps, elle se familiarisait de plus en plus avec le monde dans lequel elle vivait désormais. Dans un sourire innocent, Flavia s'empara de la main gantée de sa nouvelle amie pour l'entraîner à sa suite.

« Je vais te raconter l'histoire de Daedalion aujourd'hui », lui promit-elle avec gaieté.

Elle l'emmena jusqu'au cœur de ce petit bosquet dans lequel elles avaient pris l'habitude de s'installer. Elles glissèrent sur un banc de pierre blanche. Seules. Livrées au calme du jardin qui les entouraient. Enfin l'armure se résorba, dévoilant la beauté délicate de l'oracle. Sa chevelure défaite s'épancha sur ses épaules, laissées nues par la tunique qu'elle portait.

« Alors... Cette histoire ? », réclama-t-elle de sa voix chantante, dans un latin marqué par un accent singulier qui trahissait ses origines celtes.

« Daedalion était le fils d'Eosphoros, celui qui porte la lumière de l'aube, c'était un farouche guerrier qui triompha de bien des princes. Il avait une fille dont la beauté était immense. Chioné. Elle était si belle qu'on dit qu'Apollon et Hermès la désirèrent ardemment. »

« Chioné... », répéta pensivement Étain.

« Seulement, elle attisa la jalousie d'Artémis. La déesse la tua de ses flèches. Rongé par le malheur, Daedalion voulu se jeter du haut d'une falaise mais Apollon le prit en pitié et le changea en oiseau. »

« En quel oiseau ? »

Flavia ne répondit pas. L'oracle leva les yeux. Une ombre s'était dressée devant elles. Sa compagne s'était levée et fixait l'être avec dévotion. C'était un homme, grand et froid. Il dégageait une forte aura de puissance qu'elle ne pouvait que sentir. Étain le dévisagea quelques instants avant de se mettre debout à son tour, parfaitement silencieuse.

Il venait de les interrompre, c'était à lui de se présenter.

Kahr demeura quelques instants dans l'ombre d'un pilier. Il connaissait Flavia et son goût pour les récits mythologiques où son frère se mélangeait à Alexus dans son esprit. Incapable qu'elle était de comprendre que le mortel qui partageait son sang avait été consumé depuis longtemps par un Dieu du Soleil qui n'avait jusqu'alors que tolérer la jeune femme pour l'éviter de commettre l'irréparable. Il avait de la pitié pour elle, mais sa façon de raconter l'histoire de la Chlamyde qu'il portait le subjuguait. Du moins pensait-il...
De son regard, il décrivit la bénéficiaire de sa légende. Vêtue d'une tunique blanche surpiqué de vert, elle dégageait une délicate aura de fragilité et son regard ne faisait que refléter la tristesse. De longs cheveux bruns tombaient sur une peau au teint de nacre. Une fille du Nord sans doute pensa l'Augure qui n'arrivait pas à quitter des yeux la jeune femme. Les servantes d'Apollon étaient toutes des femmes magnifiques et Flavia ne faisait pas exception à cette règle, mais elle...

- Certains ont dit que sa transformation fut une punition. Seigneur de guerre, Daedalion serait condamné à répandre autant de malheur en oiseau qu'il ne le fit de son vivant. Il existe cependant une autre version, ma préférée. Elle raconte que Daedalion fut changer en oiseau avec pour mission d'apporter aux autres autant de souffrance que la perte de sa fille avait pu causer. Connaissant son Excellence, cette version me semble plus plausible...

Flavia afficha un mince sourire en voyant l'Augure. Depuis toujours elle appréciait Kahr sur la simple base que son frère avait confiance en lui. Pourtant l'Emissaire de la Tour Ouest ne lui avait jamais rendu la chaleur humaine de ses sourires et de ses attentions. Tout au plus se contentait-il d'un long regard et d'un bref hochement de tête en guise de remerciement. Pleine d'enthousiasme, malgré la gêne qu'avait provoqué son arrivé, elle s'efforça de briser la glace.

- Etain, voici Kahr. Augure d'Apollon, Gardien de la Tour de l'Ouest et Oracle de l'E...
- Epervier. Daedalion fut changé en Epervier. Je suppose que tu dois être familière aux histoires qui font de cette oiseau l'une des créatures de Lucifer, l'ennemi du Dieu Unique ?

Pas une seconde Kahr n'avait cessé de fixer Etain dans les yeux. Dans le regard de la jeune femme il trouvait un certain apaisement. Quelque chose de rare chez une femme pour lui qui n'avait de cesse d'être tourmenté par ses obligations et ses responsabilités.
Il trouva tout de même la force de respecter les coutumes enseignés par Demetra, sa tutrice, et il inclina sa tête en fermant les yeux brièvement. L'espace d'un instant il lui sembla que son monde basculait mais lorsqu'il reposa son regard sur elle tout recommença. Kahr, n'aimait pas ressentir des choses, aussi abrupte que cette affirmation puisse être il faut reconnaître qu'elle définissait parfaitement un personnage qui s'était appliqué à toujours mettre de côté toute forme d'émotions afin de mieux accomplir sa tâche. Pourtant, l'aura indéfinissable de la jeune femme le touchait et cela ne pouvait vouloir dire qu'une chose.

- C'est ton accent aux sonorités albionnaises qui m'a fait tirer cette conclusion. Tu n'es pas une servante n'est-ce pas ?

Il avait déjà fait l'erreur avec Phétis, on ne l'y reprendrait pas deux fois.

Elle haussa un sourcil, seule manifestation de sa surprise. C'était donc lui, l'Augure d'Apollon. L'Épervier. Elle s'accorda le temps de le dévisager en profondeur, le sondant d'un regard aussi impassible que curieux. Puis enfin elle s'avança vers lui d'un pas aussi mesuré que farouche et lui souffla d'un ton plein d'innocence, presque chanté :

« Sauvez-vous, petits oiseaux, ou je vous mange tous en fricot. »

Elle le toisa à nouveau, n'hésitant pas à plonger interminablement les prunelles dans les siennes comme pour y puiser l'essence même de son âme. Y trouva-t-elle ce qu'elle y cherchait ? Elle-même n'aurait pu le dire.

« Sauvez-vous où vous voudrez ; plus je serai haut, mieux je vous verrai. »

Une fois la récitation achevée, elle plissa le nez d'un air mutin. Cet homme était aussi impressionnant qu'elle l'avait imaginé mais il lui inspirait confiance. Il dégageait une forme d'assurance qu'elle trouvait apaisante. Toutefois, elle avait appris à ne jamais manifester de troubles et passant d'un sujet à l'autre sans trop y chercher de logique, elle se décida enfin à répondre aux interrogations de l'Augure :

« Ces histoires de dieu unique n'ont pas encore beaucoup de retentissement là d'où je viens. »

Apollon lui aurait-il parlé d'elle ? Cela serait étonnant... Et Hibernia en elle-même était très peu touchée par la religion des chrétiens. En dehors de Pãdraig et de ses fidèles, naturellement. Elle était touchée par le fait qu'il parle de ça si tôt. Comme s'il avait senti ce qui lui empoisonnait l'esprit. N'était-ce que le fruit du hasard ? Malgré cela, elle n'était absolument pas disposée à confier ses doutes à cet homme qui était, après tout, son supérieur hiérarchique.

« Mais en effet, je ne suis pas du continent. Et je ne suis pas non plus une servante », et elle ajouta avec malice, « ni un petit oiseau. »

Elle détourna le regard, pensive, pour le porter sur Flavia qui lui adressa un sourire encourageant. Celle-ci sentait bien qu'une certaine tension planait sur le bosquet. Elle semblait apprécier particulièrement l'Augure et dans sa douceur, probablement espérait-elle que tout se passe pour le mieux.

L'oracle reporta les pupilles sur Kahr.

« Etain, Oracle de l'Albatros de Lips » , elle inclina la tête avec élégance, baissant les yeux, « pour te servir, Fàith. »

Il l'observa encore un instant. Kahr avait pris pour habitude de faire fuir les gens, son simple regard suffisait généralement à les mettre mal à l'aise et la plupart des serviteurs le fuyaient comme la peste. Même au sein des Oracles il savait qu'il n'était guère apprécié. Que ce soit par sa posture de chef où par son tempérament sec et irascible il demeurait quelqu'un de profondément isolé.
A son grand plaisir, car cette solitude de fait le plaçait bien souvent dans l'excellente position de l'observateur silencieux. Spirale infernale puisqu'en le mettant de côté, les habitants du Palatin lui laissait l'opportunité de toujours pouvoir analyser les situations sans que jamais ses sentiments n'interfèrent.

Mais elle, elle était différente. Sa voix, son attitude entre l'effronterie et la séduction. Tout ça le laissait à la fois perplexe et admiratif. Son visage même, figure pourtant totalement autoritaire, semblait se décrisper. Lorsqu'elle énonça la litanie de l'épervier il ne put s'empêcher de baisser le regard un peu gêné. Flavia nota l'exploit et ne put s'empêcher de ricaner guillerettement.
Mais il n'y prêta pas attention.

- Je me suis donc trahis...

Un mince sourire s'afficha sur son visage. Quelque chose dans cette femme rappelait à Kahr une figure déifié de son passé : Demetra. Chez elle, il retrouvait la même force et la même attitude entre la mélancolie et la désinvolture. Un paradoxe que son aura dégageait, rien n'était important puisque de toute façon elle portait déjà sur ses épaules tous le poids de ce monde.

- Mais le crédit en revient à Flavia.

Flavia illumina son magnifique visage d'un sourire. Quand elle se trouvait en présence de Kahr, elle parlait. Elle parlait tout le temps, sans doute trop au goût de l'Augure qui avait plusieurs fois démontrer des signes d'exaspération. Enthousiaste par cette information, la jeune femme s'empressa de prendre la parole. Brisant un peu du charme de l'Albatros sur l'Epervier.

- Moi qui pensais que tu ne m'écoutais pas.
- Disons que... Je sais choisir mes moments.

Son regard n'avait pas quitté Etain. Celle qui s'était présenté à lui de la façon la plus respectueuse qui soit. Ironiquement, il repensa à ses rencontres avec les autres Oracles (son visage se referma à cet instant). Etain avait été la seule à faire preuve de respect à l'égard de son statut. Son regard se plissa, prenant la forme, inattendue, de la bienveillance.

- Transporte les hommes et guide-les sur la mer... De la magie dans les cieux à la déchéance sur terre.
C'est un honneur de te rencontrer Oracle, sois la bienvenue dans l'Empire du Ciel.
- Kahr ! Etain ignore encore beaucoup de choses sur la Tour des Quatre Vents. Avec moi tu es celui qui connait le mieux cet endroit. Tu voudrais pas...

Flavia afficha une moue un peu boudeuse et l'accompagna d'un regard suppliant. L'Augure ignorait si elle demandait pour Etain où bien pour elle tant il avait eu l'habitude de la voir faire cette tête.
D'habitude ça marchait pas.
Mais cette fois, au lieu de balancer un simple "non" et de se barrer, l'Oracle de la Tour Ouest soupira. Flavia y reconnu tout de suite le signe de son succès. Plusieurs fois elle avait vu Kahr accédé aux requêtes d'Apollon par ce simple tic.

- Ce n'est pas comme si j'avais à charge de réparer les conneries d'Apollon... Alors Etain, que veux-tu savoir ?

Silencieuse, elle se fit spectatrice, tentant de démêler les fils complexes de la relation asymétrique qui liait Flavia à l'Augure. Ils étaient vraisemblablement très proches mais un fossé s'étalait entre eux. Il y avait quelque chose de troublant dans ce paradoxe. Le regard tantôt perdu dans le vide, tantôt accroché au vol irrégulier de quelque insecte ailé ; plongée dans un mutisme absolu, elle se questionnait. Ce fut la voix inquisitrice de Kahr qui l'arracha à ses interrogations :

« Hmm ? »

Ce qu'elle voulait savoir ? Elle leva son regard clair vers l'Augure, un peu confuse. Probablement l'incitait-il à poser des questions au sujet de l'endroit et de son mode de fonctionnement. Il était vrai qu'on l'avait peu guidée et seule Flavia l'avait aidée à se repérer un peu.

« Et bien... Avant les lieux, ce sont les êtres qui m'intéressent », déclara-t-elle avec aplomb.

Elle scruta son interlocuteur avec insistance. D'une certaine manière, elle comprenait déjà la passion que Flavia éprouvait pour cet homme. Mais tout en elle, de la raison à l'orgueil, lui disait d'oublier cette impression dérangeante.

« S'il te plait, parle-moi des autres Oracles. »

A leur sujet, elle était curieuse. Les lieux et leur configuration, les institutions et leurs règles se retenaient aisément et se connaissaient vite mais les hommes... Il fallait croiser mille discours sur eux, des heures d'observation et de conversation pour espérer en saisir ne serait-ce qu'une infime parcelle.

« Dis-moi qui ils sont, comment ils sont et ce que toi tu en penses », réclama-t-elle avec douceur.

La voix de Flavia s'éleva dans l'air embaumé du jardin.

« Moi je vous laisse. J'ai à faire ! »

Elle adressa un sourire radieux à chacun d'eux. Dans son regard perçait comme une pointe d'amertume à laquelle l'oracle ne prêta pas d'attention. Elle lui rendit son sourire et la salua d'un signe de la tête. Flavia disparut bien vite au détour d'un bosquet, les laissant en face à face. Subitement un peu gênée, Étain commenta :

« Elle est si gentille, j'aurais été totalement perdue ici, sans elle... »

Elle risqua un pas hésitant vers le banc sur lequel elle était installée avant qu'il n'arrive.

« Nous pourrions peut-être nous asseoir ? »

La commissure de ses lèvres dessina un mince sourire tandis qu'un haussement de sourcil moqueur accueillit Etain à la sortie de ses songes. Elle ne décevait pas l'Augure qui hocha la tête en entendant sa remarque, il n'avait pas de secret pour ceux qu'il dirigeait et ne souhaitait pas trahir la promesse qu'il s'était faîtes de toujours se montrer honnête à leur égard. Etain venait, sans le savoir, de permettre à la voix d'Apollon de se libérer d'un fardeau qu'il avait commencé à porter ces dernières semaines.
Il accueillit le départ de Flavia avec une pointe d'indifférence, l'Albatros était la seule chose qui comptait réellement aux yeux de l'Epervier à présent et la sœur de l'avatar divin avait été relégué au même plan que les colonnades et les bosquets de roses : de la décoration.

- Je ne connais personne de plus dévoué envers Apollon qu'elle...

Il lança un bref regard à la jeune femme, jouant sur l'ambivalence de sa tirade et sur sa réelle opinion des fanatiques du genre de Flavia. Si elle avait tout de l'adorable et magnifique servante, elle manquait de réflexion personnelle pour ne pas sombrer dans l'obsession à l'égard de celui qu'elle continuait d'appeler Alexus après toutes ces années.
Kahr savait, qu'un seul mot d'Apollon pouvait tout faire basculer et que Flavia n'aurait aucun remord à accomplir l'innommable. Parfois, il se demandait même si ses tentatives de séductions n'avaient pas été orchestrées par le Dieu lui-même afin de maintenir la bride sur son lieutenant.

Il répondit favorablement à l'invitation d'Etain. Si Flavia lui avait toujours été limpide, il ne parvenait pas à saisir toutes les nuances qui découlaient des attitudes de la jeune femme. Elle était belle, ça ne faisait aucun doute pour l'Oracle qui aurait pu jurer n'avoir jamais eu devant lui de femmes aussi splendides, et l'Oracle pouvait percevoir la retenue et la gêne de se retrouver seul avec lui. Gêne contagieuse puisque l'Augure saisit alors le ridicule de sa situation, lui assis à bavasser sur un banc comme n'importe quel monsieur tout le monde ? Il ne serait jamais normal et en lui une voix lui criait de se méfier, de ne pas s'imaginer être autre chose qu'un chef sec et intraitable. Pourtant, petit à petit ses défenses s'abaissaient.

- Les autres Oracles... Vaste sujet. Je n'en connais que trois autres à part toi en réalité et mes contacts avec eux se sont arrêtés aux simples formalités protocolaires. Il y a tout d'abord Magnus, le Gardien de la Tour Est : le Faucon. Que dire de lui... A n'en pas douter un grand guerrier mais il souffre malheureusement d'une personnalité frivole et libertine un peu trop prononcée à mon goût. Inventif comme il est, je ne doute pas que tu fasses bientôt sa connaissance, ce ne serait pas étonnant qu'il ait déjà entendu parler de toi...

Bref silence qui laissa Kahr se plonger l'espace d'une seconde dans ses pensées. Magnus était un homme magnifique, comment mettre en garde quelqu'un sans donner l'impression que l'on se mêle de quelque chose qui ne nous regarde pas ? Il avait envie de lui dire de faire attention, de ne pas se faire avoir et surtout de ne pas ruiner son impression à son égard pour une simple nuit de plaisir.
Mais il ne le fit pas.

- Bref, tu te forgeras ton opinion sur lui quand le temps sera venu. Ensuite nous avons Phétis. La Tour du Sud est son domaine... Je suis assez partagé à son sujet, tu m'aurais demandé il y a une semaine je t'aurai parlé d'une jeune fille insouciante et naïve. Aujourd'hui... Et bien comme chacun d'entre nous elle a traversé son lot d'épreuves pour obtenir sa Chlamyde. Elle est d'ailleurs à son image. Voilà 3 ans qu'Apollon m'a parlé du condor. Un oiseau majestueux que ni toi, ni moi, n'aurons la chance de voir un jour selon lui. J'ai vu les larmes dans les yeux de notre Dieu lorsqu'il m'a parlé du moment où cet oiseau se met à déployé ses ailes. Majestueuses, puissantes... Pleine de grâce pour un animal qu'il qualifie pourtant lui-même de "moche". Bref... Phétis ne paie pas de mine mais elle dispose d'un certain potentiel indéniable.
Et pour finir tu as Haldor, le Héron. C'est sans doute auprès de lui que tu seras affecté. Comme toi il vient du Nord. C'est un homme... Pas subtile pour deux sous. Une tête brulée qui ne m’écoute que par mon statut. Sans aucun doute l'un de nos meilleurs combattants, si ce n'est le meilleur. J'ai toute confiance en lui en ce qui concerne ses aptitudes martiales mais sur le plan diplomatique... Je pense que t'avoir à ses côtés lui fera le plus grand bien !

L'Augure s'arrêta et observa le sol tandis qu'il caressa son menton de sa main avec un mince sourire. Finalement, en le disant, ses Oracles étaient moins terribles que ce qu'il pensait. Les défauts de chacun s'accompagnaient de leurs qualités.
Il reprit son sérieux et lança un regard en coin à l'Albatros. Son visage plus détendu qu'au début de leurs discussions. Il changea de point de vue et observa les herbes face à lui ballottées par le vent.

- Et de toi Etain ? Que dirais-je à ton sujet lorsque l'on me posera la question ?

Elle l'écouta attentivement lui présenter les trois oracles qu'il connaissait. Ils paraissaient tous avoie une personnalité bien définie. Le tableau d'eux qu'il lui peignit était assez précis et lui apporta de quoi combler sa curiosité durant quelques instants. Elle grava les informations importantes dans un coin de son esprit, elles lui seraient certainement utiles lorsqu'elle croiserait l'un de ces oracles.

Par la même occasion, elle apprit auprès de qui elle allait être affectée. Probablement porta-t-elle une attention encore plus grande à la description de l'Oracle du Vent du Nord. Un véritable guerrier. A cette évocation, la jeune femme ne put s'empêcher de songer à son propre père, cet homme impulsif et belliqueux dont le caractère impétueux contrastait tant avec celui de son oncle. Elle l'avait peu connu ; il guerroyait très souvent. Mais surtout, il regrettait par dessus tout qu'elle ne fût pas née mâle.

« Voilà qui promet d'être intéressant », affirma-t-elle pour rompre avec les sombres pensées qui hantaient son esprit.

Et vint l'insoluble question à laquelle elle aurait dû s'attendre. Parler d'elle. Il y avait tant à révéler mais ce n'était que de l'indicible. Qu'aurait-elle pu raconter d'intéressant et qui ne déchire pas son mystère ? Délivrer ses secrets trop tôt n'avait pas de sens.

« Tu diras ce que tu veux, Fàith. Tout ce que tu veux. »

Elle tourna vers lui les feux limpides de son regard, terriblement impassible. Presque froide. Comme s'il avait commis quelque erreur en posant la question. Mais finalement, ses prunelles se radoucirent et elle ajouta avec complicité :

« Même si c'est négatif je ne t'en tiendrai pas rigueur, c'est promis. »

Une once d'amusement pouvait se lire dans ses iris, manifestant qu'elle ne prenait pas tout cela au sérieux. En effet, peu lui importait ce qu'on pensait ou ce qu'on disait d'elle. Elle détourna le visage, observant le jardin autour d'eux. Elle s'humecta les lèvres d'un petit coup de langue. Et finalement, rompant le silence, elle demanda avec une certaine désinvolture :

« Et toi ? Es-tu vraiment cet oiseau plein de douleur, plein de rancœur, plein de haine ? Épervier, es-tu tel que le content les mythes ? »

Refuserait-il de répondre comme elle l'avait fait elle-même ? Détournerait-il l'interrogation ? Lui livrerait-il ce à quoi elle aspirait ? Elle ne parvenait pas à anticiper la réaction de l'Augure. Elle éprouvait même une légère appréhension. Avait-elle été insolente ? Elle avait des difficultés à appréhender les civilités romaines. D'où elle venait, sincérité et franchise étaient reines et même si quelques rites entravaient leur fonctionnement, le respect se manifestait sans fioritures, de façon pure et essentielle.

Il observa quelques instants la jeune femme. Même si elle avait terminée sur une note légère il n'avait que trop bien perçu le trouble sur son visage auquel s'était mêlé le timbre glacial de sa voix. Au final cela ne fit qu'attiser encore un peu plus la curiosité d'un homme déjà intriguée par tant de mystères.
Qui était Etain ? Il n'en avait aucune idée et cette situation commençait à le mettre mal à l'aise. Lui qui s'était toujours vanté de sa perspicacité se trouvait désarmé face à la jeune femme à la beauté glaciale.
Il s'efforça toutefois de répondre d'un sourire à sa boutade.

- Bien... Mais peut-être daigneras-tu me dire pourquoi tu viens de m'appeler, pour la deuxième fois, Fès.

Kahr avait rapidement compris une chose dans sa vie. Un refus n'est jamais ferme et définitif et il suffit parfois de faire preuve d'un peu de subtilité et de psychologie pour obtenir ce que l'on nous a interdit au premier abord.
Etain ne voulait pas lui parler d'elle ? Soit, alors il lui demanderait de lui parler de son "monde" et saurait ainsi la définir.

- Rassures-toi. Contrairement aux autres adorateurs d'Apollon, j'ai pris pour habitude de ne pas parler des choses que je ne connaissais pas. La poésie, la musique... Enfin toutes les formes d'arts, me sont étrangères. Et expliquer que "avec toi ce n'était pas comme avec les autres" serait une insulte à l'impression que tu me laisses.

Il acquiesça de lui-même à ses paroles et tourna son visage vers elle en se demandant s'il était clair. Il voulut reprendre son explication mais se stoppa...

- Enfin, je me comprend.

Il haussa les sourcils en réalisant qu'il parlait beaucoup. Trop à son goût, pourtant c'est avec un certain plaisir qu'il accueillit la question d'Etain. Par le passé il avait déjà eu cette discussion. A l'époque il n'était pas encore Oracle de l'Epervier mais déjà Demetra et lui étaient en opposition quant à la nature des actes de l'oiseau.

- De la douleur, qui n'en a pas ? Je serai bien égocentrique si je me permettais de me définir avec un sentiment si universel. Tu ne penses pas ?

Les mots de l'Augure semblèrent résonner sur le Palatin. Tous les Oracles avaient vécu la calamité de leur entraînement, tous avaient dû faire des sacrifices afin d'avoir la vie qu'ils ont aujourd'hui. A cela il fallait ajouter les histoires personnelles de chacun faites d'autant de pleurs que de rire et vous obteniez des personnalités qui n'avaient que leur souffrance comme dénominateur commun.

- L'Epervier ne connait pas la colère, il ne connait que la compassion. La compassion à l'égard de ceux qui un jour devront subir le jugement des Dieux. Le chasseur enseigne à sa proie le châtiment que les Dieux peuvent lui réserver. Sa rancœur n'est qu'un artifice, la source de ses actes. Je suis Augure aujourd'hui car Apollon sait que je n'apprécie pas ses méthodes. Mais je suis Augure aujourd'hui car Apollon a compris qu'il n'était pas le Dieu Unique, il a des défauts et c'est à moi de les contrebalancer.

Il ne répondait pas réellement à la question d'Etain mais n'occultait pas pour autant de lui laisser quelques pistes. Lui qui n'avait jamais supporté de voir son Empire décliné dans la passivité avait été à présent choisit pour redresser la situation.

« C'est ainsi qu'on nomme les Augures là d'où je viens. Mais si ça te dérange, je peux abandonner ce terme. »

Elle détourna le regard, pensive. Elle était fière de ses racines celtes et le manifester à travers son vocabulaire était une des manières les plus simples de le montrer mais elle savait se soumettre à l'autorité, s'il le fallait. Elle n'avait pas l'âme rebelle et était habituée à respecter ses supérieurs. Ce fut avec un léger trouble qu'elle accueillit la suite des propos de l'Augure. Un peu de pourpre vint teinter la porcelaine de ses joues, trahissant à quel point elle avait été sensible au compliment.

Elle se remit de cette émotion pendant qu'il poursuivait, répondant au questionnement de la jeune femme. Il n'était pas du genre à se lamenter sur les souffrances passées et faisait preuve d'une véritable lucidité. La douleur coulait dans leurs veines à tous, sans exception et elle y coulerait jusqu'à la fin.

« Nous sommes tous un peu égocentriques, non ? »

Elle avait glissé un soupçon d'ironie dans ses propos, comme si elle était désabusée. L'ombre d'un sourire s'était esquissée sur ses lèvres. Elle disparut sans tarder.

« Si tu as vraiment plus de compassion que de colère en toi, Kahr, tu dois beaucoup souffrir tant il y a de douleur en ce monde... »

Sentait-il vraiment la douleur d'autrui ? Pouvait-on survivre en n'étant que compassion ? La colère faisait vivre, la compassion rongeait l'individualité. Le prêtre lui avait beaucoup parlé de miséricorde, autrefois, et elle avait trouvé le concept intéressant. Ce jour là, Kahr l'employait dans un sens presque similaire, traçant le terrible tableau d'un panthéon vengeur et sans pitié. Dès lors, qui restait-il pour avoir pitié de ceux sur qui s'abattait le courroux des dieux ? Eux, qui contribuaient à l'appliquer ?

« Enfin », elle poussa un petit soupir, « ce ne sont pas mes affaires, n'est-ce pas ? »

Elle tourna le minois dans sa direction, à nouveau paisible. Elle aimait sa compagnie et cette conversation lui était plaisante. Pour la première fois depuis qu'elle avait quitté l'Île, Etain se sentait rassurée. Plus qu'Apollon, l'Augure était déterminé et avait les idées claires. Il paraissait savoir précisément où il voulait aller, pourquoi il agissait et ce à quoi il aspirait. Elle qui était encore sujette au doute ne pouvait qu'être apaisée par une telle stabilité.

« Maintenant que l'essentiel est dit, veux-tu bien m'expliquer précisément dans quelle situation nous nous trouvons ? Ce que nous allons faire dans les prochains jours ? Comment tout ça va se passer ? »

Elle le fixa avec une subite innocence, comme si elle était un peu perdue dans toutes ces histoires. Il y avait quelque chose d'humiliant à le questionner ainsi ; elle reconnaissait ouvertement qu'elle ne savait absolument pas où elle allait. Apollon ne lui avait pas expliqué clairement la situation, personne ne l'avait fait. Kahr, mieux que quiconque, saurait certainement le faire.

Kahr se contenta d'un mince sourire pour indiquer que le terme ne lui déplaisait pas. Il aurait eu envie de lui dire qu'elle pouvait l'appeler comme elle voulait mais ce n'était pas le genre de comportement que l'on attendait de l'Augure d'Apollon. Pourtant, jamais le protocole n'avait été son fort et il avait toujours récusé les titres pompeux qui avaient pu accompagner sa fonction. Egocentrique ? Il l'était, sans le moindre doute, mais à sa manière. Cette manière si particulière de mettre en avant sa liberté d'esprit et de tout faire pour la préserver. Au final, son égoïsme ne heurtait que rarement celui des autres puisque l'Epervier n'était pas homme à infliger à autrui ce qu'il ne voulait pas subir.
Et c'est pour cette raison qu'il se contenta de l'observer lorsque l'ombre voilà son visage. Etain, comme d'autres, avaient été abimés par la vie et voir sa peine ainsi se dessiner sur chaque trait de son visage le confortait dans l'idée du rôle, secondaire, qu'il avait sur le Palatin. Apollon saurait apporter du réconfort à ses âmes brisées mais ses préoccupations divines le mettaient à l'écart de la complexité des hommes. Toutes les nuances comportementales du genre humain lui échappaient et Kahr avait compris une chose simple au fil des années. L'Homme le plus brisé au monde doit pouvoir se soutenir sur une cause, elle doit être le point stable de son ascension vers son épanouissement... Une pensée trop humaniste pour être comprise de tous à cette époque trouble, une pensée trop complexe pour être comprise de la plupart.
Kahr était le roc, celui qui ne faiblissait pas et qui ne flanchait pas. Son absence de sentiment, son ton sec et ses manières abruptes étaient réconfortantes pour beaucoup. Quoique vous ayez subit au cours de votre vie, lorsque vous vous présenterez devant lui vous aurez le même traitement. Son jugement sera sans appel et ne vous ménagera pas dans votre peine. De la cruauté emprunte de justice pour certains, de la compassion pour d'autres. L'Augure décida de briser la chape de plomb qu'Etain avait posé sur leur discussion, il utilisa un simple rire étouffé accompagné d'un haussement de sourcil.

- Mais je ne souffre pas. L'Epervier vole haut pour mieux fondre sur sa proie mais aussi pour qu'aucun ne soit au-dessus de lui. Ainsi tous subiront le même jugement s'il le décide. Un peu d'égalité dans ce monde ne fait de mal à personne...

Etain s'était détendue d'elle-même et semblait vouloir changer de conversation. Le trait sinueux de sa bouche esquissa un sourire tandis qu'il acquiesçait machinalement aux questions que lui posait la jeune femme. De ses yeux magenta il l'a contempla quelques instants, serait-il capable de traiter Etain comme les autres ? Un doute effleura son esprit mais son orgueil l'en chassa aussitôt.

- La situation. Notre Empire s'effondre sur lui-même tandis que l'Empire d'Occident ne cesse de croître. Athéna ne s'est pas encore incarné mais ça ne saurait tarder et qui sait si d'autres ne lui emboiteront pas le pas...

Il soupira, tous connaissaient la faiblesse d'Apollon et de ses Oracles. Kahr avait parfois le sentiment d'être le parfait bouc émissaire du Dieu en cas de défaite. Pourtant, alors qu'il aurait été simple pour lui de tout plaquer de partir, quelque chose le faisait rester. Quelque chose qu'il pouvait retrouver dans le regard d'Etain. Il l'a fixa un long moment, perdu dans ses pensées avant de réaliser son inconvenance. Il fuyait son regard et haussa les épaules en attrapant l'une des tiges d'herbe séchés qu'il mit en bouche avant de l'allumer.

- Mais les choses pourraient être pires. Elles l'ont été... Au moins aujourd'hui je ne suis plus le seul Oracle à protéger la Tour des Quatre Vents et j'ai bon espoir que malgré la difficulté nous parvenions à tirer notre épingle du jeu.