Nul besoin de son écaille là où il se rendait. Nul besoin d'escorte non plus. Car c'est en homme et non en soldat qu'il devait trouver les réponses qu'il recherchait. Sortant des flots, le Général plissa légèrement les yeux alors que le soleil lui frappait le visage. Si la douce caresse de ces rayons lui réchauffait le cœur et le corps, il n'en oubliait pas pour autant ce qui le poussait à venir ici. L'île était isolée et rares étaient les personnes qui en connaissaient l'existence. Et même si cela avait été le cas, aucun pays ne pouvait se vanter de la posséder, tant l'île était petite et sans la moindre ressource de valeur. Orpheus connaissait bien cet endroit. C'est presque avec nostalgie qu'il aspirait à plein poumon ce parfum si typique des lieux. Non loin de lui, quelques ossements humains jonchaient le sable, vestiges d’explorateurs impudents.

Alors qu'il mettait enfin pied à terre, il balaya du regard la forêt qui lui tendait maintenant les bras. L'ambiance pesante de ce lieu lui rappelait quelques souvenirs qu'il aurait aimé laisser enfouie. Connaissant la personne qu'il cherchait comme il l'a connaissait, elle savait déjà qu'il y avait eu intrusion sur son territoire. Car bien qu'il n'y ait aucune ressources principales ici, cette personne s'était tout de même déclaré propriétaire de ce lieu, jetant vivement à la mer ceux qui avaient l'audace de prétendre le contraire ou qui tentaient de se poser ici sans son consentement. Ces ossements en étaient la preuve ultime. D'un geste d'impatience, il fit un geste du bras et les eaux derrière lui s'écartèrent, laissant apparaître une femme enveloppée dans un drap immaculé. La rondeur de son ventre montrait qu'elle était enceinte. Mais que faisait-elle là ? D'autant que son visage affichait clairement la crainte.

Orpheus savait qu'un village se trouvait à proximité du rivage et qu'il allait tout de même devoir s'enfoncer un peu dans cette lugubre jungle. Rabattant de nouveau sa cape blanche sur les épaules afin de se préserver des insectes, il entreprit de parcourir la route qui le conduirait au lieu qu'il cherchait. Il ne lui fallut guère qu'une poignée de minutes avant d'être entouré par une horde de sauvage, armes à la main. Comme prévu. Mettant de côté l'exaspération qui était la sienne, il entreprit de se faire comprendre de ces hommes. Et il savait qu'un nom capterait leur attention.

- Conduisez-moi à Cassandre !

Le ton autoritaire était certainement superflu mais on ne chassait pas autant d'années à commander d'un simple revers de la main. Comme prévu, le nom suscitait déjà la panique dans les rangs de ces sauvages. Ce qui ne le surprenait pas, à la vérité. Un mouvement sur sa droite attirait son attention et il ressentit son cosmos, certainement masqué volontairement depuis le départ pour ne pas attirer son attention. Orpheus qui se vantait d'être un expert dans la détection de ce genre de chose venait une fois encore de se faire tromper par la vieille femme. Car seule cette dernière était capable d'un tel espoir. Quelques mots dans une langue qu'il ne connaissait pas et la horde quittait la place.

Une fois en tête à tête - l'autre femme toujours présente mais muette - la dénommée Cassandre adressa un grand sourire à Orpheus. Malgré son âge, le Légat sentait en elle cette puissance latente, comme si l'ancienne générale n'avait jamais réellement quitté ses fonction. Car oui, face à lui se dressait celle qui avait porté par le passé la scale de la Sirène Maléfique. Et si l'âge avait fait son office, elle n'avait pas perdue ce piquant qui la caractérisait tant.

- Je suis bien curieuse de savoir ce qui t'amène sur mon île, Orpheus. Encore que j'en sois heureuse... Mais cela faisait tellement d'années que tu ne t'étais pas manifesté. Viens, nous allons marcher un peu.

Elle avait jeté un regard en biais vers la seconde invitée, ne comprenant pas la raison de sa présence. Mais elle savait qu'elle aurait les réponses en temps utile. L'âge lui avait appris la patience. Il était inutile de dire un mot de plus pour le moment. Cassandre avait été le précédent Général de la Sirène Maléfique et celle qui l'avait conduit au sanctuaire de Poseidon. L'entraînement et les bases qu'il fallait connaître quant aux guerres précédentes lui avaient apportés beaucoup et en un sens, il savait qu'il ne serait pas ainsi aujourd'hui sans cette femme. Son âge l'avait poussé à prendre une retraite anticipée, ayant peur de ne plus pouvoir aider son dieu dans la prochaine guerre sainte. Ils s'arrêtèrent dans une petite clairière, traversée un courant d'eau qui menait directement à la mer. De mémoire, Orpheus savait que la vieille femme chérissait cet endroit. Ici, il n'était pas chez lui et devait respecter les règles de Cassandre. Cette dernière se pencha vers l'eau, recueillant dans ses mains un peu d'eau afin de se désaltérer. Le Légat restait immobile, contemplant cette scène qu'il avait vu tant de fois.

Et enfin elle reporta son, attention sur lui. Ses prunelles donnaient l'impression qu'elles pouvaient lire en lui et elle était véritablement la seule personne à le mettre mal à l'aise. Appelez cela du respect si vous voulez, il ne pouvait en être autrement. devant l'ancienne général, il ne donnait que l'impression d'être encore un novice. D'un geste, elle invitait le borgne à débuter son histoire. Elle n'était pas dupe, loin de là. Et connaissait suffisamment l'homme face à elle pour deviner certaines de ses pensées.

- Oceanos s'est manifesté et a ravagé une partie du Sanctuaire sous-marin. Il en a payé le prix fort bien sûr... Néanmoins mon pouvoir a été insuffisant pour me permettre de lutter efficacement contre lui. Ma scale m'a sauvé et ce, à de nombreuses reprises. Mais par le passé, vous m'avez parlé du...

La voix le coupait avant même qu'il aille plus en avant, terminant sa phrase avant qu'il ne le fasse lui-même. Cassandre se souvenait de la légende qu'elle lui avait conté. Elle savait désormais ce qui poussait Orpheus à venir en ce lieu de culte alors même qu'il n'y était plus revenu depuis très longtemps. Le pouvoir que conférait cette scale à son porteur était déjà impressionnant. Mais elle connaissait un moyen de lever les limites de son armure. Cette réserve qui empêchait au porteur de faire appel aux pleins pouvoirs de son écaille. Elle connaissait le secret qui menait au summum de la force cosmique.

- Le chant de la Sirène. Tu veux lever la limite que Poseidon a jadis apposé sur cette armure... Tu sais ce que notre Seigneur exige en compassion ! Un sacrifice !

Elle se tût, comprenant subitement la raison de la seconde présence. Orpheus savait à quoi s'attendre, c'était évident. Et ce sacrifice comblerait le dieu qu'il servait. Si la scale de la Sirène Maléfique était aussi puissante, c'est parce qu'elle tirait son pouvoir de sa flûte et des enchantements qu'elle libérait. Mais que pouvait ce pouvoir face à la puissance d'un titan. Et celle d'un dieu ? Elle était bien placé pour le savoir. Tout juste bon à les ralentir. Et ce n'était pas assez pour celui qui devait diriger les armées de Poseidon. Or ce chant dont elle avait déjà fait mention permettrait au porteur de faire réellement un avec son armure, y insufflant plus de pouvoirs encore. Suffisamment pour perturber un dieu. Et c'était là ce que recherchait Orpheus. Mais chaque don de ce genre demandait une contrepartie. Et celle réclamée par le Chant de la Sirène pouvait emporter son cosmos en intégralité. Le Légat le savait. Mais avait-il vraiment le choix ?

- Tu es la voix de Poseidon et je ne peux que te mettre en garde. Quoi que ce ne soit pas nécessaire, n'est-ce pas ? Avance toi au milieu de ce courant, Orpheus.

Détachant sa cape pour la poser au sol, Orpheus n'hésita pas une seule seconde et pénétra dans l'eau, s'avançant jusqu'à ce que celle-ci lui arrive un peu au dessus du genou. Le courant n'était pas fort mais l'habitude qu'il avait de manipuler l'élément aqueux lui permettait de ressentir les vibrations de l'eau. Peu à peu s'insinuait le pouvoir de Cassandre. Sa voix - à défaut de l'art qu'elle manipulait par le passé - agissait comme un puissant enchantement. Bien que préservé par son propre cosmos, le Légat ressentait dans les particules autour de lui que son mentor libérait une antique puissance. L'eau bouillonnait désormais et sans qu'il ne puisse rien faire, il se sentit paralysé. Mais ce n'était pas tout. Car la femme qu'il avait amené fut libérer de sa propre emprise, celle qu'il maintenait pour éviter sa fuite. Pourtant, elle ne pouvait pas plus bouger que lui.

L'ancienne Sirène Maléfique continuait inexorablement son chant. Et alors l'illusion apparut. Au dessus de la femme enceinte, l'image d'une sirène âgée apparut. Une couronne d'orichalque sur le dessus de la tête prouvait son rang élevé. Et le chant fut alors remplacé par un cri strident. La femme plaquait ses mains sur ses oreilles pour couvrir le bruit mais il était déjà trop tard. Car son âme s'échappait... Et avec elle, celle de son enfant non-né. Les deux se liaient déjà, formant une sorte de masse compacte qui voletait autour de cette sirène. Le regard acéré de cette dernière se posa alors sur le Légat qui se sentit littéralement expulsé de son corps. Ce n'était désormais plus qu'une âme lui aussi, sans possibilité de réagir. Une vive lueur apparut entre la masse et sa propre âme. Son écaille venait d'apparaître, répondant au chant de la Sirène.

La sirène reprit son chant de plus belle. La scale vibrait sous l'appel antique de cette créature mystérieuse. Et le Légat était spectateur de cette scène. Les âmes sacrifiées se mêlaient à l'armure, combinant sacrifice et pouvoir de la cuirasse. Devenir âme lui avait procuré un étrange sentiment de liberté. Le retour à la réalité fut rude. Car il ne pouvait rester ainsi éternellement. L'eau le repoussa sur la rive mais le borgne était épuisé. L'armure venait de l'habiller et avant de sombrer dans l'inconscience, il perçut le corps inerte de la femme sacrifiée. Et il sentit que la Sirène Maléfique était plus légère encore que d'habitude. C'est serein qu'il sombra dans les ténèbres. Il avait manqué ne pas retrouver son corps mais le jeu en valait la chandelle. Car aujourd'hui, il avait évolué.