Au Sanctuaire, peu de personnes connaissaient Arsiesys aussi bien que le Gold Saint des Gémeaux. Aussi, on pouvait facilement en déduire qu'il aurait su remarquer sa mine sombre de prime abord. Ce ne fut pas le cas. Le Sagittaire ne lui en tiendrait pas rigueur. Kallas n'était pas connu pour être un fin observateur. Cependant, le contenu de ses paroles, bardée d'une nonchalance plutôt déplacée en l'état, ne fit qu'aiguillonner son malaise. Son sempiternel sourire avait disparu pour laisser place à un air grave, un masque de sévérité. Plus la moindre chaleur n'émanait de lui, même son aura dorée n'était plus que l'ombre d'elle-même. Le Grand Pope était en deuil, et ne pouvait accepter aussi facilement un tel comportement. Un sifflement strident passa à côté de l'oreille de son homme de confiance.

La seconde d'après, une flèche d'or se trouvait fichée dans l'encadrement de l'entrée qu'il avait franchie une seconde auparavant. Sa trajectoire aurait dû se contenter de frôler sa tempe, mais la possibilité qu'une mèche ou deux en aient été victimes n'était pas à exclure. Contrôler son geste dans son état lui demandait un effort titanesque qu'il n'avait aucune envie de fournir. Puisse ce tir inopiné lui servir d'avertissement... Même si l'archer doutait fort que ce soit aussi facile. Qu'importe. Si son subalterne tenait à recevoir une correction méritée, il n'aurait qu'à continuer sur sa lancée. Un silence pesant dura quelques secondes avant que sa voix ne s'élève en réponse à celle de son invité. Ils avaient assez perdu de temps avec cette entrée en matière peu engageante.

- Sois le bienvenu Kallas.

Un ton glacial. Était-ce vraiment la même personne ? Visuellement, aucun doute à avoir. Mais à l'entendre, le doute était permis. De mémoire d'homme, c'était la première fois qu'il se renfermait à ce point. Même étant jeune, il n'était que solitaire, son caractère n'aidant pas. À présent, le cas était encore différent. À travers son corps battait une colère froide, contenue, pulsant de toutes ses forces et ne demandant qu'à se déchaîner. L'énergie du désespoir était en activité et le dévorait de l'intérieur, lacérant tant son coeur que son cosmos. Sa silhouette, d'ordinaire si réconfortante, était sinistre. Ses cheveux dont la couleur s'était toujours parée des plus beaux éclats arboraient désormais un bleu nuit, sombre comme une nuit sans lune. L'étincelle de vie qui habitait ses pupilles s'en était allée pour faire place à un océan de peine, à une cité dolente.

Oui, son vis à vis avait toutes les cartes en main pour comprendre qu'il ne plaisantait pas, et ce d'un simple regard. Savoir ce qu'il avait dans la tête n'était déjà aisé pour personne par le passé, et cela venait d'empirer brusquement. Il semblait en tout cas ne plus faire preuve de retenue quant à l'usage de ses pouvoirs, ce qu'il confirma en se déplaçant à la vitesse de la lumière. Situé auprès de son siège, il ne lui fallut qu'une infime fraction de seconde pour se tenir devant son homologue, lui laissant voir à quel point il pouvait sembler angoissant désormais. C'était comme si toute lumière l'avait quitté, ou avait été faite prisonnière au plus profond de son âme à la dérive. Un éclat de rancune passa dans ses iris vides de toute émotion et il le jaugea du regard, relâchant brusquement sa cosmo-énergie en quantité affolante. Il avait soif de réponses, et n'hésiterait pas à les prendre par la force s'il le fallait.

- Que s'est-il passé ? N'omets aucun détail.

En se montrant d'humeur si légère, Kallas tirait sur la corde sensible. Et en le faisant, il risquait fort de voir Arsiesys en faire de même, mais avec celle de son arc. Qu'il n'ait pas son armure sur le dos ne l'empêchait en rien d'y faire appel, et il venait de lui en faire la démonstration. Il n'aurait bien sûr suffi que d'une pensée pour la revêtir, mais il s'en passerait – et ne s'en estimait plus digne. En revanche, il ne se priverait pas pour punir son subalterne si la situation devait l'exiger. Et à ce rythme, la coupe ne saurait tarder à être pleine... Oui, pour la première fois depuis sa prise de fonctions, le Pope était d'humeur instable. Et ce manque d'équilibre, le chevalier des Gémeaux en ferait les frais s'il ne faisait pas quelques efforts pour mieux se tenir. Le Sanctuaire était en deuil, et il ne trouvait rien de mieux à faire que de se vanter de ses exploits.

D'ordinaire, le Sagittaire n'y aurait pas prêté attention, lui passant ces caprices en les mettant sur le compte de sa manière d'être. Mais on ne plaisante pas avec la mort, encore moins quand il s'agit de ses propres frères d'armes. En se conduisant avec tant de nonchalance, son subordonné bafouait leur mémoire et il ne pouvait le tolérer. Non pas comme son supérieur hiérarchique, mais en tant que chevalier. En tant qu'homme. La mine sombre, Arsiesys écouta le compte-rendu que lui fit son invité de ces terribles événements durant lesquels il avait brillé par son absence. Nul ne l'en blâmait : il était lui-même aux prises avec une Titanide à ce moment précis. Mais lui ne se le pardonnait pas. De n'avoir pas été là pour son peuple, pour les siens...

C'était une honte, une humiliation, et il ne pouvait en faire fi si facilement. S'il était à ce point intolérant envers Kallas ce soir, c'était sans doute parce que son insouciance lui renvoyait au visage son propre sentiment de culpabilité. Lui qui n'avait pu sauver ses vies en étant sur les lieux était plus serein que l'archer, qui n'aurait rien pu faire depuis son lieu de villégiature. Et cela lui était affreusement pénible.

- Qu'en est-il du second ?

La main crispée sur le poignet opposé, il attendait d'en savoir plus. Apprendre qu'il s'était échappé sans que l'on puisse le retenir ne ferait sans doute qu'enfoncer le clou. Pourtant, avant même de l'entendre de la bouche de Kallas, il sut que c'était le cas. Il ne pouvait en vouloir à ses hommes de n'avoir pas su retenir une telle force de la nature. Si son bras droit prenait la peine de l'informer de l'existence de ces entités, ce devait être qu'il leur accordait une importance toute particulière. Pour avoir lui-même croisé le fer avec Rhéa, il se faisait une idée approximative de ce dont ils étaient capables. Le leur demander aurait été comme donner l'ordre de maintenir en place une catastrophe naturelle. Et même cette analogie était sans aucun doute une vision réductrice de l'ampleur du problème. Mais il aurait tant voulu qu'on lui dise que le deuxième avait été fait prisonnier et n'attendait plus que le coup de grâce, croupissant dans les geôles du Sanctuaire...

Même lui, si radicalement opposé à l'idée de mettre fin aux jours d'un adversaire, aurait volontiers mis à mort l'un de ces ignobles monstres. Si Rhéa avait fait preuve de clémence avec eux, ceux qui s'en étaient pris aux siens n'en avaient eu aucune, le bilan des pertes humaines était plus qu'éloquent à ce sujet. Séparant ses mains, il serra le poing à s'en faire blanchir les phalanges, des marques plus que nettes étant déjà visibles sur le poignet qu'il serrait encore un instant plutôt. Son impuissance le faisait enrager. À plus forte raison qu'ils avaient fait ce voyage en vain. Les Oracles n'étaient plus... Il aurait aussi bien pu se trouver ici, aux confins du palais, et aurait alors été en première ligne pour contenir cette vague d'assaut dont ils avaient fait l'objet. Mais non, il était alors en Italie à défendre ceux dont il n'avait pourtant pu empêcher l'extinction.

À quoi avait-il servi ? Telle était la question.

Et ne pouvoir en trouver la réponse lui minait un peu plus le moral. Tournant le dos à son homologue, il ne put voir son large sourire, et c'était préférable pour le sort de ce dernier sans quoi la réplique aurait été cinglante. En revanche, ses paroles ne purent lui échapper et la colère monta en flèche. Il fit volte-face, l'air sévère.

- Faibles ? Faibles, Kallas ? Sans eux, peut-être est-ce toi qui serais mort à l'heure qu'il est ! Chacun de nous a sa place ici, chacun d'eux a mérité son rang autant que toi si ce n'est plus ! De même qu'à chaque génération, c'est d'eux qu'a dépendu le sort de cette planète ! Sans cela, peut-être ne serait-ce plus qu'un paysage désolé, qu'une terre dévastée si tous n'étaient pas là pour assumer leurs rôles ! Si aucun d'eux n'avait été là pour assurer tes arrières, qui te dit que tu n'aurais pas pris un couteau dans le dos ? Tu oses prétendre pouvoir porter le monde sur tes épaules à toi seul ? Est-ce cela que tu veux dire ?

Sous l'influence de son subconscient, en dénonçant une faiblesse, Kallas le visait directement. Ce n'était bien sûr pas le cas, mais en l'état, Arsiesys ne pouvait entendre une telle critique sans penser immédiatement qu'elle lui était destinée. Car c'était bien lui qui avait été d'une inutilité totale, qui n'avait su être là au moment opportun pour protéger ce qui devait l'être. Ainsi, en tenant de tels propos, son interlocuteur n'avait fait que retourner le couteau dans la plaie, l'entretenant et l'empêchant de se refermer. Une plaie béante dans son coeur que soulignaient celles gravées dans sa chair par la confrontation qui l'avait retenu à Rome lors des faits. Pourtant, lui-même n'avait pas idée du rapprochement qu'il était en train de faire. Mais il ne pouvait admettre que l'on pense que les défunts n'avaient péri qu'à cause d'un manque de moyens face au danger qui menace. Peut-être était-ce le cas, mais il refusait de croire en une explication si superficielle. La raison devait être plus profonde, et c'était en la recherchant qu'il ne faisait qu'entériner son propre mal-être. Un cercle vicieux dont il aurait grande peine à se sortir. Fustigeant son vis à vis du regard, il attendit sa réaction, prêt à prendre des mesures si cela s'avérait nécessaire.

En fuite...

Arsiesys serra les poings. Savoir l'un de ces monstres dans la nature lui faisait froid dans le dos. Qu'ils soient en liberté était déjà inacceptable, alors si en plus leur destination était méconnue de tous... Qui pouvait savoir quand ils réapparaîtraient et viendraient faire d'autres victimes ? Il ignorait combien d'entre eux avaient échappé au sceau qui les confinait dans le Tartare, mais souhaitait de tout coeur que la plupart d'entre eux soient tombé au combat. Penser qu'il n'y ait que celui-ci à avoir survécu aurait sans doute été se faire de faux espoirs, même si le désespoir qui le rongeait de l'intérieur lui donnait envie d'y croire, de s'y raccrocher en guise de bouée de sauvetage.Enfin. Au moins ne reparaîtrait-il pas de sitôt, car il aurait besoin de temps pour panser ses plaies. Il eut été très étonnant qu'il s'en soit sorti en bon état, car même si certains y avaient laissé la vie, il avait nécessairement croisé la route de plusieurs Chevalier d'Or.

Une telle confrontation ne permet pas qu'on s'en remette du jour au lendemain et même si l'Ichor possédait un immense pouvoir de guérison, il y avait matière à penser que cela puisse prendre plusieurs semaines. Il ne fallait pas oublier que si les Titans avaient occasionné de lourdes pertes chez eux la réciproque était également vraie, songea Arsiesys en revoyant mentalement les derniers instants de Rhéa. Cette scène poignante resterait gravée au plus profond de son esprit à tout jamais, il en était persuadé. Cet affrontement avait soulevé de nombreuses questions qui à cette heure demeuraient sans réponses. Mais il était déjà suffisamment en proie au trouble pour ne pas s'embarrasser de considérations supplémentaires. Chaque chose en son temps, et il en avait déjà bien assez en tête que pour ne pas en rajouter. La tristesse qui l'avait envahi au moment de sa mort n'avait pas disparu, et ne pouvoir en faire abstraction n'aidait pas à supporter les airs hautains que se donnait Kallas pour avoir eu raison de l'un d'entre eux. Tous ne devaient pas être aussi bienveillants, c'était l'évidence même, mais de là à s'en vanter...

- Cesse de parler de mort à la légère. Tu es bien placé pour savoir que j'ai horreur de ça. Peut-être que tu n'en as que faire mais ce n'est pas mon cas. Apprends à tenir ta langue à ce propos ou tu finiras par t'attirer malheur. Et si tu braves cette interdiction je me chargerai personnellement de te l'apporter pour te faire comprendre le sens de ces paroles.

Le visage de la défunte resurgit de sa mémoire dans ses moindres détails. Aussi mauvais soit le jour sous lequel ils se présentent, ils n'en étaient pas moins des ancêtres de l'humanité, des entités sans qui la face du monde aurait été changée. Le panthéon actuel avait peut-être tout fait pour que leur nom soient effacés du cours de l'histoire mais ils y avaient pris part eux aussi. En un sens, la vie qu'ils menaient aujourd'hui dépendait aussi de ces êtres complexes. N'agissaient-ils vraiment que par vengeance envers leurs descendants, qui les avaient renversé de leur trône céleste ? Leur motivation restait obscure et le trouble qu'il avait ressenti chez la Titanide lors de leur confrontation le laissait perplexe. Dans un souffle, il reprit.

- Je continue de croire que la plume est plus puissante que l'épée. Je te l'accorde, une guerre ne se gagne pas par de belles paroles. Mais pour qui sait trouver les mots, il est possible de les laisser mourir de leur belle mort. Qu'elles prennent fin sans avoir à combattre. Tel est mon objectif. Je ne recherche pas la victoire, je dirai même que je n'en ai que faire. Je me battrai au nom d'Athéna s'il le faut, mais aussi longtemps que nous aurons un espoir infime de ne pas avoir à faire couler le sang alors j'emprunterai la voie qui y mène. Peu m'importe que ce soit la plus tortueuse et qu'elle soit jonchée d'épines. Si nous n'obéissions qu'à ces pulsions sanguinaires, nous ne vaudrions pas mieux qu'eux. Et si tu n'en as cure ce n'est pas mon cas.

Voir Kallas empreint de tant de sérieux était déstabilisant même pour lui. Cela faisait des années qu'il frayait avec le Gold Saint des Gémeaux, mais ces brusques accès de sagesse restaient surprenant. Pour le connaître de longue date, il connaissait sa valeur et le voyait comme un homme en qui il pouvait avoir toute confiance, un pilier de soutien de son règne en tant que Grand Pope – aussi délicate que soit cete déclaration. Et qu'il en vienne à s'adresser à lui avec cette solennité lui administra la claque mentale dont il avait besoin pour se ressaisir et remettre les pieds sur cette terre qu'il lui était arrivé de vouloir au cours des dernières heures. Aspirant à la quiétude, le Sagittaire fit un effort de concentration pour reprendre son sang-froid. La colère était mauvaise conseillère et il n'avait pas pour habitude de l'écouter, mais avait bien failli y céder. Il s'en était fallu de peu, et ce n'était que grâce à ce discours plein de bon sens que le pire avait pu être évité. Néanmoins, il n'allait pas trahir ses principes pour autant et leva son arc, prêt à tirer. Pourtant, en dépit de cette posture pour le moins explicite, aucune agressivité n'émanait de sa cosmo-énergie qui déjà abreuvait le projectile prêt à être tiré.

- Regarde, Kallas. Et apprends.

La flèche partit et toucha en plein coeur. Pourtant, aucune douleur ne se diffusa dans le corps de sa victime pour la bonne et simple raison que ce n'en était pas une. Le trait avait explosé en une nuée de sentiments, une pensée confuse mais un souvenir distinct. Par ce geste et par son cosmos, il allait lui faire voir ce qu'il avait vu de ces yeux, vivre cette scène comme il l'avait vécue. Peut-être que partager ce fardeau avec quelqu'un d'autre l'aiderait à y voir plus clair, bien qu'il ait de sérieux doutes sur la question. Ce qu'il demandait à Kallas n'était pas de comprendre mais d'y assister, dans l'espoir que cette expérience l'aide à mieux saisir son point de vue. Il n'y a de bien et de mal que selon l'opinion qu'on en a, et peut-être qu'avoir un aperçu de la sienne romprait sa vision manichéenne du tableau.