Au moment où les portes s'ouvrirent, Arsiesys fixait son propre reflet dans l'eau de son verre. Celui-ci était de toute beauté, richement ouvragé, relevé de pierres précieuses et de dorures lui donnant un aspect noble. Mais pas autant que celui de l'homme qui le tenait au creux de sa main, et ce en dépit des souffrances qui lui étaient infligées. Le voyage aux Enfers n'avait pas été de tout repos et il en était encore à se remettre de ses blessures. Sa guérison ne faisait aucun doute, mais sa lenteur était tout aussi certaine. Lui qui était censé être plus fort que n'importe quel Chevalier d'Or aurait peiné à contenir un Chevalier de Bronze sans rouvrir ses blessures, ces derniers jours. Fort heureusement, la paix était revenue sur le Sanctuaire qui pouvait ainsi en profiter pour se reconstruire. Des consignes avaient été données afin que les temples endommagés soient remis sur pieds dans les plus brefs délais afin que leurs gardiens respectifs n'aient pas à souffrir de leur état déplorable. Ce n'était pas ce qui aiderait les hommes à panser leurs plaies, mais au moins oublieraient-ils un peu quel malheur venait encore de s'abattre sur leur terre sacrée.

Arsiesys abhorrait les Berserkers plus que tout au monde, car ces derniers avaient le chic pour l'esquiver. Il suffisait qu'il quitte le Sanctuaire pour que leurs hordes le prennent d'assaut dans l'heure, si bien qu'il en venait à se demander s'ils n'auraient pas un espion dans leurs rangs qui leur feraient part de chacun de ses faits et gestes. Les chances pour que cela arrive était peu probable, car aussi magnanime qu'elle soit Athéna n'aurait aucune pitié pour les infidèles. Mais alors, comment ? Il avait retourné maintes fois la question sans entrevoir la réponse. La prochaine fois, il serait là et il les attendrait de pied ferme. Néanmoins, il ne pouvait s'empêcher de broyer du noir à mesure qu'il voyait l'étau se resserrer sur l'équilibre fragile qu'ils avaient instauré avant que ces temps troublés ne prennent place. Poséidon, Arès... Et maintenant Hadès. Sans parler des Titans. Même en imaginant qu'il n'existait aucun lien les rattachant les uns aux autres, cela faisait beaucoup pour un seul et même camp, car aussi nombreux soient-ils la fatigue se faisait sentir à force d'encaisser ces assauts incessants.

Leur surnombre n'en serait plus un très longtemps si on ne leur laissait pas le temps de reprendre des forces que déjà une nouvelle bataille venait à éclater. Dans ce climat de danger permanent, Kallas devait se sentir on ne peut plus à l'aise ; pour sa part, il suffoquait. Sa place était-elle vraiment sur le trône ? Plus le temps passait et plus il se permettait d'en douter. Qu'avait-il accompli ? À part entretenir une paix que d'autres avaient mise sur pied à sa place et remporter d'amères victoires au prix de lourds sacrifices, il avait été incapable de faire honneur à son rang. Et c'était pour ces insignifiants faits d'armes qu'on avait fait de lui ce qu'il est, qu'on l'avait autorisé à faire fi de la tradition et à endosser la toge du Pope sans pour autant se séparer de l'armure du Sagittaire ? Ses prétendues aptitudes n'étaient que du vent, il s'était fait à cette idée. Il n'était déjà pas en mesure de diriger le Sanctuaire comme il le devrait et avait échoué en tant que meneur, de quel droit pouvait-il en plus garder une cloth qui n'aurait plus dû lui revenir ? Un rien piteux, il releva la tête pour accueillir d'un chaleureux sourire le nouveau venu, chassant ses idées noires. Il fallait faire vite : ce répit ne serait que de courte durée.

- Sois le bienvenu en ma demeure. Tu n'as pas à t'excuser, c'est plutôt à moi de le faire pour n'avoir que si peu de temps à vous consacrer. Que puis-je pour toi, Sokaris de la Balance ?

- Athéna est toute-puissante. Comme tu le dis si bien, c'est à elle d'en décider, non à moi. Néanmoins, mon rôle est de la suppléer en cas de besoin. Mais outre sa bénédiction, la volonté des armures a aussi son mot à dire. Si celles-ci s'estiment être à leur place, il n'y a pas matière à contester leur décision. T'est-il venu à l'esprit que selon le point de vue duquel on se place, la perception que l'on en reçoit peut différer radicalement ? Kallas manque cruellement de courtoisie à l'égard de ses pairs. Il incarne la violence. Pourtant, il est la bête de bataille du Sanctuaire, car Athéna elle-même l'a choisi pour être son bras armé.

Son entretien avec le Chevalier des Gémeaux profita de la situation pour lui revenir en mémoire, de même que les mots qu'il avait gravé au fer rouge dans son subconscient ce jour-là. Arsiesys n'en laissa rien paraître cependant, continuant de mener son discours de main de maître. Il avait toujours été plus doué pour manier la plume que l'épée, et même s'il avait à se justifier ce jour il le faisait de bonne grâce. De nombreux doutes planaient dans l'esprit de sa Balance, et lui qui se voulait un guide pour ses subalternes avait le devoir de l'éclairer.

- Tu le dis malveillant, mais regardes-y à deux fois. Lorsque les Titans ont assiégé le Sanctuaire, il a combattu et terrassé une Titanide. Sans cela, cette dernière aurait fait des ravages dans nos rangs, et notre ordre aurait été décimé. Nous avons subi de lourdes pertes mais elles auraient été plus immenses encore s'il n'avait pas été là pour l'arrêter. Penses-tu toujours qu'il soit une nuisance à la chevalerie, alors qu'il l'a peut-être sauvée de la dévastation ?

Certes, c'était présenter les choses sous un jour très avantageux. Néanmoins, il avait choisi de croire en le bien fondé de leur cause et en la flamme d'espoir qui animait chacun d'eux. Son comportement en faisait un être à part mais Kallas n'en avait pas moins été élu pour garder le troisième temple et avec lui la Cloth des Gémeaux. Si cette dernière n'avait pas encore renoncé à le servir et à lui octroyer ses pouvoirs aux frontières du divin, ce devait être qu'il était toujours considéré comme étant des leurs et loyal envers la déesse Athéna.

- Il te faut garder à l'esprit qu'avant d'arriver ici, nombre d'entre nous ont connu leurs propres tribulations. Chacun a son histoire et nombreux sont ceux à porter des cicatrices, des blessures secrètes de leur vie passée. Nous avons été hommes et femmes avant d'être nommés chevaliers, aussi a-t-il sans doute une bonne raison d'agir ainsi. Je ne vous demande pas de le comprendre, car c'est un ordre que je ne puis vous donner ; c'est à vous de vous en donner les moyens si tel est votre désir. Dans le cas contraire, je ne saurais que trop vous conseiller de vous tenir à l'écart. Mais tant que nous sommes au service d'une cause commune, tant qu'il demeure dans la lumière d'Athéna, je n'ai nul droit de le punir pour ses fautes.

Une rasade d'eau l'aida à s'hydrater, sa gorge s'asséchant au fur et à mesure qu'il tenait ce discours éclairé. Prendre la défense du Gemini n'était pas ce qu'il y avait de plus aisé, mais il croyait au jugement de la divinité dont il était le porte-parole. S'il y avait matière à le faire, elle agirait bien assez tôt, ou lui signifierait que c'était à lui de le faire en son nom. Ce serait pour elle une excellente occasion de se manifester enfin, songea-t-il alors qu'il s'apprêtait à reprendre.

- J'ai choisi personnellement de nommer Corvus à ce poste, et l'armure de la Vierge l'a accepté en tant que tel. Là encore, c'est qu'elle l'estime digne de la porter. Crois-tu que moi-même, j'ai tout de suite été à la hauteur de ce que l'on attendait de moi ? Toi-même, penses-tu être parfait ? Corvus n'est peut-être pas parfait, mais n'est-ce pas tout ce que nous représentons ? Nous sommes le bouclier protecteur des royaumes humains, et l'humanité est par définition imparfaite. Nos pouvoirs font de nous des élus, des surhommes. Mais nous ne devons pas oublier d'où nous venons. Et le propre de l'homme est d'évoluer. Je crois en son évolution, et je suis persuadé qu'un jour ses épaules seront bien assez large pour que cette armure lui aille à la perfection. Toi qui l'a connu avant son arrivée ici, n'as-tu pas remarqué son changement ? Il n'est déjà plus le même, et ne cesse de se perfectionner. Laisse-lui le temps d'abandonner ses ailes...

Un léger sourire illumina ses traits avant qu'il ne vide d'une traite ce qu'il restait du contenu de son somptueux calice. Sentir cette eau claire et pure s'écouler le long de sa gorge lui donnait cette emphase si particulière qui n'appartenait qu'à lui, cet étrange charisme ne pouvant être que celui d'un seul homme. De celui qui a transgressé les limites de l'humanité pour s'élever auprès des dieux et leur prêter une oreille attentive – car n'était-ce pas, au fond, ce qu'il faisait en se rendant à Star Hill ? Les dieux avaient créé les étoiles ainsi que tout le reste, c'était leur volonté encore secrète qui s'exprimait à travers elles. Et même les sombres présages qu'il avait pu y lire dernièrement n'altéreraient pas la justesse de ses propos et cette éloquence pour laquelle il était tant respecté. Néanmoins, le moment était venu d'aborder le sujet le plus délicat, qu'il avait expressément gardé pour la fin. Pour sa propre défense, il n'avait que peu de choses à dire ; en revanche, il était un point sur lequel il ne pouvait se montrer délicat. Il monta d'un ton.

- J'ai eu le malheur de me rendre à Rome au mauvais moment, et n'ai pu sauver personne. Antares et moi n'avons réussi qu'à être témoins de la fin des Oracles et de la renonciation d'Apollon. Nous nous sommes battus pour une cause perdue, nous avons souffert en vain. Je dois le reconnaître. Notre seule gloire sera d'avoir nous aussi eu raison d'une Titanide, qui ne pourra donc plus nous causer de tort une fois qu'ils auront pansé leurs plaies. Néanmoins... Toi qui as été auprès de Narcisse, aurais-tu préféré que je reste ici et qu'il accomplisse un sacrifice inutile ? Qu'il meure pour remettre ce chapelet entre les mains des Spectres et que tout espoir soit perdu ? Je n'ai pas la prétention d'être le meilleur d'entre nous, ni même le plus puissant. Mais j'étais le seul à pouvoir recueillir ce rosaire et assister à ses derniers instants.

Ses doigts effleurèrent les nombreuses perles qui composaient le rosaire, arme secrète dans leur lutte acharnée contre les Spectres. C'était la porte ouverte vers un avenir possible, l'unique moyen qu'ils aient pu trouver d'avoir une chance de s'en sortir. Ce qui est mort ne saurait mourir, hormis à son aide, et ce même s'il devait s'engager seul dans cette bataille et clairsemer leurs rangs de ses flèches vengeresses.

- Nous avons été défaits par les Spectres, et il s'en est fallu de peur que nous n'y soyons allés que pour nous perdre corps et bien. Si je n'avais pas été là, nous serions toujours aux prises avec une armée d'immortels, enlisés dans une guerre d'usure perdue d'avance, et un de nos frères aurait gâché sa vie. Peut-être même Kallas et Alpharius ne seraient-ils pas revenus eux non plus. Je ne cherche pas à m'en attribuer les mérites, pas plus qu'à me trouver des excuses, mais est-ce vraiment ce que tu souhaites, Sokaris ? Que nous trouvions la mort les uns après les autres jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de nous que nos fantômes et nos espoirs déçus ? Oui, je regrette de n'avoir pu vous aider à contenir les hordes des Berserkers. Tu n'as pas idée de la rage qui m'habite de n'avoir pu vous prêter main-forte. Mais ma place n'était pas ici. Pas à cet instant.