Le soleil s'était levé bien avant Corvus. Lui qui s'imposait pourtant la discipline nécessaire à son statut, il avait fait une grasse matinée involontaire en ce jour ensoleillé. L'esprit encore embrumé par le sommeil et de doux souvenirs rêvés, le Chevalier se tourna vers la porte entrebâillée qui diffusait une lumière chaleureuse. Les fenêtres étaient rares à Rome, contrairement à Athènes où le soleil s'insinuait partout. Cette rareté rendait d'autant plus appréciable l'immémoriale chaleur qui l'enveloppa lorsqu'il quitta sa couche.
Quartier libre, lui avait-on dit, du moins jusqu'à midi. La rencontre s'étant soldée comme on le savait, les Saints n'étaient restés dans la capitale du monde que pour caler leurs estomacs creux et passer une nuit de repos dans une auberge, au pied même du Palatin où avait eu lieu la conversation officielle. Bientôt viendrait l'heure du départ mais Corvus ne pouvait quitter les lieux sans visiter une dernière fois la ville de son enfance.

Il passait inaperçu, parmi la foule, ou presque. Habillé à la façon des nobles de second rang – sa famille, les Aelii, n'étaient plus vraiment dans les bonnes grâces des politiciens – il se détachait des badauds en simple toge par un habit plus luxueux, teinté de bleu, un de ses vêtements préférés. Sa chevelure, elle, déteignait par sa longueur respectable, mais Corvus avait décidé de l'assumer pleinement en la sertissant d'un bijou d'argent. Sans la Cloth Box qu'il portait sur son dos, encore aurait-il pu demeurer invisible. Il était un autre de ces riches commerçants farfelus, ne répondant pas aux coutumes du pays ; du moins c'était le cas aux yeux de tous.
L'affolement des premières lueurs du jour, où chacun rejoignait son travail et se pressait pour vendre au meilleur pris, s'était atténué mais pour Corvus, qui avait presque oublié combien Rome pouvait être animée, c'était jour de carnaval. Il était bousculé de toutes parts et heureusement qu'il était grand car sans ça, il se serait tout simplement perdu. Sa silhouette fendait la cohue et il parvenait sans trop de peine à rejoindre les étals qui attiraient sa curiosité, soit par leur parfum, soit par les couleurs qu'ils présentaient ou, également, par la ferveur du marchand qui vendait ce qu'il possédait.

De vieux souvenirs refaisaient surface, évidemment. Il avait grandi au milieu de tout ça, et tout ça lui manquait. Il admettait volontiers que parfois, il regrettait d'avoir été choisi pour devenir Chevalier : arraché à sa famille et son environnement, il avait connu bien des souffrances pour devenir le Chevalier du Corbeau. Et revenir au pays n'améliorait pas cette amertume. Après avoir arpenté les rues bondées pendant presqu'une heure, à en croire la position de l'éclatant soleil, Corvus trouva une taberna qui n'accusait pas encore l'afflux des affamés. S'installant à une des rares tables de bois, il attendit que l'on s'approche de lui pour lui demander ce qu'il souhaitait boire ; sa réponse était d'ailleurs déjà toute trouvée : du muslum, dont il raffolait quand il était enfant, un vin blanc au miel parfumé au laurier. C'est alors qu'il discerna, malgré les relents de la ville et de ses habitants, un parfum subtil embaumer la pièce.

Appuyée sur le parapet, Kathlyn observait la masse incessante d'humains à quelques mètres sous ses pieds. Dans la chambre ronflait son maître Aphlon ayant erré dans la cité jusqu'au petit matin mais qui avait eu l'obligeance de se faire discret en pénétrant dans la pièce. Deux lits, une commode et quelques bouts de tissu pour habiller la chambre, rien de bien ostentatoire, juste ce qu'il fallait pour quelques nuits avant de repartir pour les Tours. La présence des étrangers avait au moins ouvert quelques possibilités, méditant le plus clair de son temps, elle laissait le vent glisser sur son corps statique. Percevoir et affiner ses ressentis, ses sens. Sa puissance n'avait jamais reposé sur la force brute mais plutôt sur la rapidité et une grande capacité à user du cosmos. Aptitude bien repérée et exploitée par son maître Aphlon malgré ses lacunes sur ces terrains. Néanmoins, forger un corps et développer son endurance avait été un jeu d'enfant pour lui et surtout une réussite. Mordillant sa lèvre inférieure, elle se retourna et observa son armure reposant dans un des coins de la pièce. Cette dernière scintillait doucement, demandant presque à être vêtue, en vain.

» Et l'aigle s'envole encore… susurra la jeune femme.

Une phrase vide de sens sans l'air qui l'accompagnait usuellement mais voilà un des seuls legs du passé accroché à sa mémoire. Ses parents avaient l'habitude de chanter un air simple et des paroles douces mais elle ne se souvenait que de ces quelques mots, cela faisait trop longtemps. Bien trop longtemps. Alors, au lieu de ressasser inutilement, elle attrapa sa cape nacrée puis quitta la pièce à pas feutrés. Le contact de la soie avec ses épaules nues la fit frissonner, douce et chaleureuse, elle appréciait cette texture. Silencieuse, concentrée, elle évitait le plus possible un quelque contact avec une autre personne. Son corps ondulait et se faufilait telle une ombre dans le maigre espace qui séparait deux passants. Les billes saphir de Kathlyn fixaient droit devant elle sauf durant un instant où une mèche sombre attira son regard. Une silhouette. Plus que ça, une aura. Son attention détournée, elle manqua de bousculer un homme mais se rattrapa au dernier moment avant de poursuivre la personne repérée. Un des étrangers.

Maintenant que tout caractère officiel semblait dépassé, la curiosité prenait le dessus. Qui étaient-ils ? Kathlyn avait beau avoir visité nombre de pays, cela ne faisait pas d'elle une érudite, juste une voyageuse. Enfin elle avait quelques idées qui ne manqueraient pas d'être mis à l'épreuve. Accélérant le rythme, elle tenta tant bien que mal de ne pas perdre de vue l'homme et malgré sa grande stature, le flot s'intensifiait et l'espace se faisait plus rare. Ce fut après une grande partie d'effort qu'elle s'arrêta devant la porte que venait de franchir. Avançant tour à tour ses épaules, Kathlyn observa avec un sentiment de dégout sa belle cape salie par de nombreuses taches. Un frisson traversa son échine. Ne pas y penser, ne pas y penser ! Inspirant un bon coup, elle poussa du bout des doigts le battant de la porte et fut envahie par diverses odeurs inconnues, ou presque, de ses narines. Cela ressemblait vaguement aux relents que dégageait son mentor après son retour… Visitant la pièce de son regard, elle ne s'attarda que sur la silhouette recherchée et s'en approcha. Kathlyn racla alors sa gorge délicatement et puisa dans ses forces pour débuter la conversation.

» Euh… désolée de vous déranger mais vous étiez là hier soir, à la fête, non ? Je n'ai pas eu l'occasion et surtout la force de traverser la masse grouillante pour aller à votre rencontre mais vous dégagez une aura singulière, presque familière… je ne saurais trop l'expliquer…

Comme elle s'en doutait, elle mordillait irrémédiablement sa lèvre inférieure et elle mettait sa main à couper que son teint d'habitude si clair soit désormais rouge. Ses entrailles tremblaient, elle avait peur d'être rejetée mais ce n'est pas ce qui allait la tuer ou l'arrêter. Troublée mais forte, elle demeura ainsi attendant une réaction de l'homme qu'elle importunait.

Les odeurs de femmes, Corvus n'y était plus vraiment habitué. Isolé pendant une éternité au sein d'une caserne où de jeunes hommes s'entraînaient à devenir Chevalier – tâche qu'il avait réussi – les présences féminines se comptaient sur les doigts de la main et les rares femmes qu'il avait pu connaître à cette époque étaient encore plus déterminées que les hommes à servir Athéna. Farouches, masquées, il était rare qu'elles adressent ne serait-ce qu'un regard aux mâles les entourant. Par crainte de comportements déraisonnés par un célibat forcé, elles optaient pour un isolement encore plus drastique que leurs compères du sexe prétendument fort. Et les préférences de celui qui se nommait alors Octavius ne lui avaient pas, comme on aurait pu le croire, valu plus d'estime de leur part ; c'était même à vrai dire le contraire, en cette période où ce genre de comportement désigné comme "déviant" était proscrit par l'Église naissante.
Le parfum d'une femme change pour chaque individu évidement et les essences utilisées par certaines nobles pouvaient en altérer la fragrance, mais il y a toujours dans l'air cette note de fleur ambrée que Corvus pouvait identifier malgré toutes les épreuves qu'il avait traversées. Tout cela lui rappelait sa mère et l'agréable compagnie des romaines qu'il avait connu avant de servir Athéna.

Un raclement de gorge finit de l'inviter à chercher l'origine de cette délicate odeur et bientôt le jeune homme tomba sur une jeune femme, qu'il n'avait jamais vu jusqu'alors. Mais il eut instantanément cet étrange sentiment, qui lui ne lui était pas étranger, ce ressenti qui lui faisait comprendre qu'il n'avait pas à faire avec la masse grouillante des ignorants. On aurait pu croire que le simple habillement, tout en élégance et en beauté, de la demoiselle aurait suffit à cette conclusion mais ce serait se méprendre. Le raffinement, lui, ne répond pas aux normes de la mode ou de l'argent. Le raffinement est intérieur et il la savait raffinée.
Il l'écouta et peu à peu un sourire se dessina sur ses lèvres. D'abord étonné qu'elle connaisse ses origines et qu'il ne l'ait pas remarqué lors de la fameuse sauterie ordonnée par l'Empereur – il songea qu'il y avait eu tellement de monde et de chamboulement ce soir-là qu'il aurait peut-être manqué son propre maître s'il avait été là – il la considéra ensuite avec bienveillance, presque de la tendresse. Elle semblait si fragile, si perdue. Comme une fleur somptueuse au milieu d'un troupeau de chevaux sauvages, apeurée d'être écrasée sous un sabot. Corvus entreprit de la rassurer.

« Familière ? C'est étrange, c'est vrai, mais peut-être est-ce parce que je suis originaire de cette Rome où nous nous trouvons aujourd'hui ? Peut-être que cette fameuse aura est tout simplement le rayonnement de la capitale du monde qui irradie en chacun de ses habitants ? Mais je m'égare et manque à mes devoirs et à la plus élémentaire des politesses ! »

Il se leva et s'inclina légèrement, d'une révérence peut-être hors de propos, surtout en de tels lieux, mais il espérait qu'ainsi il chasserait l'inquiétude de la jeune femme. A défaut de la flatter, cela la ferait peut-être rire et ce cas, le geste ne serait pas perdu.

« Je suis Corvus, Chevalier d'Argent du Corbeau et serviteur d'Athéna, pour vous servir. Je ne voudrais pas paraître impoli mais je prendrais grand plaisir à vous inviter à ma table et à converser avec une aussi ravissante et délicate jeune femme que vous, Ma Dame. Si vous voulez bien m'accompagner durant mon repas, cela illuminera cette journée dans cette ville qui m'a tant manqué. »