Il y a parfois des jours où la meilleure chose à faire est de s'arrêter quelque part et de réfléchir à la suite des évènements. Faire le point sur les évènements et mettre sur pied un plan quelconque pour se sortir de la mélasse dans laquelle on s'est malencontreusement plongé.
Et c'était justement ce qu'Adrix était en train de faire. Loin de se laisser aller à sa candeur habituelle, il était ce matin d'une humeur un tantinet morose. En guise d'havre de paix privé, il avait choisi le toit de son propre temple. Allongé peureusement tel un félin sur le sommet de l'édifice sacré qu'était la douzième Maison du Zodiaque, il profitait de la caresse des rayons du soleil qui, mêlé à la légère brise de l'altitude, le plongeait presque dans une confortable somnolence. Il aimait bien cet endroit. Il avait toujours bien aimé être en hauteur, sans doute à cause de son complexe de taille. Et puis, la vie d'ici était imprenable, avec le Sanctuaire d'un côté et la cascade rougeoyante de roses de l'autre, il n'y avait que peu de panoramas aussi grandioses que celui ci... Et aussi chiant à atteindre aussi. De temps à autres, un nuage aventureux venait lui faire de l'ombre, ou bien un oiseau le menaçait de sa fiente dévastatrice, mais à part ça, c'était un endroit vraiment tranquille. Peut être trop pour un endroit supposé être un camp militaire luttant pour la préservation de la paix avec les combattants paranormaux les plus puissants peuplant ce continent. A côté de lui, une corbeille de fruits avait déjà été vidée d'une bonne moitié de son contenu, les trognons de pommes gisant à côté du Gold Saint des Poissons laissait deviner à quoi il avait passé les dernières heures. Il avait l'impression de ne manger que des fichus pommes depuis son arrivée au Sanctuaire. Peut être était-ce que c'était l'une des denrées les plus facile à conserver ? C'était sucré, goûtu, nourrissant, mais un peu rébarbatif, il n'aurait rien contre un bon morceau de viandes pour varier un peu son menu. Une envie très largement partagé par son homologue féminin.

Peut être le regard brûlant du Pope ou de la Déesse était-il braqué sur lui, à surveiller ses faits et gestes, mais il n'en avait cure. Qu'ils le contemplent faire une sieste si le cœur leur en disait, ils n'apprendraient pas grand chose à le voir piquer un roupillon. Et puis, ils devaient bien avoir des choses plus intéressantes à faire. Un homme et une femme, seuls, enfermés à longueur de journée dans cet édifice aussi gigantesque que lugubre. Malgré l'aspect très solennel de la chevalerie, Adrix ne pouvait s'empêcher d'imaginer les quelques scénarios salaces qu'une telle situation pouvait engendrer. Le Sagittaire n'avait pas l'air du genre à prendre les devants, mais le Poisson avait du mal à croire que depuis l'aube de l'humanité aucune incarnation d'Athéna ne se soit laissé tenté par les désirs de la chair... Ce qui rendait le tout encore plus comique. Et si Calyps passait donc à ce moment là ? La Saint de l'Aigle avait l'air de passer régulièrement là haut, et de ce qu'il avait pu voir, entretenait autre chose que des relations strictement professionnelles avec son supérieur. Ils n'avaient pas été démonstratifs, mais leurs faits et gestes lors de leur mission commune trahissait des affinités au delà de celle du commandant avec son garde du corps.

La tête remplie par les images du Conseil auquel il venait d'assister, il avait plus de matière à réfléchir que jamais. Les autres Gold Saint, le Pope, sans parler de l'apparition de la Déesse elle même. Il avait eut l'occasion d'apprendre bien des choses sur ces collègues, le comportement de Kallas, les tensions et rivalités omniprésentes au sein des protecteurs d'Athéna et la façon qu'avait le leader de gérer ces affrontements puérils... Il n'en avait pas gardé une image des plus glorieuse. Entre le fanatisme quelque peu aveugle de certains, et l'insubordination des autres, c'était à se demander sur quel principe la Chevalerie était parvenue à s'appuyer pendant tout ce temps. Plus qu'un groupe soudé de protecteurs de la paix c'était une cocotte minute prête à exploser ! Par quel miracle aucun ennemi capable de briser cette structure branlante n'avait-il montré le bout de son vilain nez ?!
Certains choix lui apparaissaient à la fois aberrants et inutiles, envoyer le Gémeau pour une mission diplomatique ? Est-ce qu'envoyer le plus violent et le plus rebelle d'entre eux pour renouer la paix avec des alliés potentiels était ce qu'on pouvait appeler un choix éclairé ? Il risquait ou de déclencher une guerre interminable entre les deux factions ou au mieux de déplorer une image déplorable de la hiérarchie du coin. Adrix ne se prétendait pas lui même un bon diplomate, mais il se savait suffisamment rusé et habile de sa langue pour se sortir d'un mauvais pas le cas échéant... Mais de ce qu'il avait, le Gémeau était un combattant, probablement d'une grande puissance, mais un guerrier devait être envoyé sur le champ de bataille, pas ailleurs. Chacun son job.
Et puis, cette tradition stupide de placer les gardiens l'un après l'autre histoire de se faire casser la figure à tour de rôle plutôt que de se battre côte à côte en cas d'invasion.

*Qu'est-ce que tu en penses ?*

*.... Je ne sais pas... Je n'aime pas trop ça*

*Ca ?*

*Ne compter que sur une foi bizarre et une brochette de maisons en marbre pour partir en croisade. Ce serait pas mal d'avoir un vrai plan*

*Ils en ont peut être un là haut*

*Si c'est le cas, je suppose qu'on est trop fraîchement arrivé pour y avoir droit...*

Il avait été choisi par l'armure du Poisson pour protéger cet endroit, et il n'avait aucune intention de se dérober à ce devoir dont il avait hérité. S'il avait du mal avec plusieurs aspects de sa mission, les valeurs du Sanctuaire était proche des siennes et c'était là une raison suffisante pour leur prêter sa force. Mais quand même, il fallait plus qu'un peu de la bonne volonté et un sermon pour qu'il se sente en confiance.

S'était-il un peu trop égaré dans ses pensées ? Ou bien avait-il succombé à l'appel insistant de la sieste sans s'en rendre compte ? L'un et l'autres semblaient également probables, mais le fait était que la voix de Dormin lui fit l'effet d'un réveil matin.... avec des cheveux. Ouvrant un œil dubitatif, le Poisson regarda en biais le Lion qui se tenait à sa porte. Si sa venue le réjouissait, il n'avait pas pour autant l'énergie de jouer son rôle d'éternel enthousiaste presque simplet pour le moment. Et puis... Il n'avait pas vraiment l'impression qu'une pareille comédie soit nécessaire en présence de son collègue à la tignasse enflammée. Il lui donnait en tout cas la sensation que ce n'était pas un homme à qui il devait cacher ses soucis.
"Ami"... Il aimait bien ce mot. C'était l'un des rares à qui il attachait une réelle importance. Combien de personnes pouvait-il qualifier de la sorte ? Ils ne s'étaient peut être que peu parler, mais le gardien de la cinquième maison était sans doute parmi ceux dont il était le plus proche. Ici comme ailleurs, il n'avait entretenu que peu de liens solides avec l'extérieur. Toujours en vadrouille, sans jamais se poser quelque part plus de quelques semaines, les jumeaux n'avaient jamais eut le loisir de côtoyer des camarades bien longtemps. L'amitié mettait hélas du temps à germer et à croître. Eleonor n'avait qu'Adrix, et lui même n'avait qu'Eleonor pour ainsi dire. Si leur symbiose surnaturelle les rendait l'un et l'autre plus proches que quiconque sur cette Terre, elle avait aussi tendance à les isoler du reste du monde. Obligé de fuir les soupçons de malédictions qui pesaient sur un corps à deux âmes, ils avaient toujours eut la sensation de vivre cacher...

-Je préfère dire "pensif", mais je suppose que ton terme n'est guère loin de la vérité. Mais ce n'est pas de sitôt que je refuserais un repas et un peu de compagnie.

Il n'était pas vraiment "seul", mais quelqu'un d'autre avec qui discuter autour d'un bon repas lui ferait le plus grand bien. Il espérait juste que le Gold Saint avait autre chose dans son panier qu'une énième armada de pommes. Le poisson envisagea un instant qu'il aurait probablement besoin de frapper quelque chose s'il voyait encore un fruit de la journée.
Et c'est alors que les yeux de l'androgyne s'illuminèrent un instant de cette même lueur candide qui le caractérisait au quotidien. Aussi bien Adrix qu'Eleonor regardaient désormais Dormin avec une ferveur adoratrice qui n'avait rien à voir avec la fadeur de sa passion à l'apparition de la Déesse. Comme si le jambon fumée que brandissait le Lion était le plus divin de tous les sceptres magiques qui soit.

-Ooooh quelle bonne idée !

*Ca c'est un ami sur lequel on peut compter !*

*Tu vois j'te lavais dit qu'il avait l'air sympathique*
Les gargouillis enthousiastes de son estomac appuyèrent sa joie d'un grognement satisfait. Enfin quelque chose qui ressemblait vraiment à de la nourriture ! Le jeune homme s'empara du morceau de viande sans demander son reste, engloutissant la chair bovine en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. C'était tout juste si des larmes d'émotions ne lui montaient pas aux yeux. Nul ne pouvait imaginer combien manger pouvait être apaisant pour quelqu'un devant porter le fardeaux de deux appétits à la fois.
La question du chevalier du Lion le tira cependant de sa dégustation, ramenant sur la table, presque littéralement, tout le sérieux de tantôt.

-Je suppose que je ne suis pas si doué que ça pour cacher quand quelque chose me tracasse hein ?...

*Ca je te l'ai toujours dit*

*Toi tu es dans ma tête, c'est de la triche !*

Sous le choc ? Oui, c'était probablement une façon adéquate de présenter les choses. Ca l'avait secoué tout de moins, déçu surtout. Il s'était attendu à tellement plus de la part de ceux prétendant combattre au nom de la Justice, tout cela ne lui avait laissé guère plus qu'un arrière goût fade et pâteux. Tant les combattants eux même que l'organisation avaient besoin d'un sérieux coup de fouet, c'était du moins ce qu'il en avait conclu du haut de ses quelques semaines de présence. Il ne se faisait pas d'illusions quand à son manque d'expérience mais ne pouvait s'empêcher de se questionner : Où est-ce que s'arrêtait son inexpérience et où commençait le mal être du Sanctuaire ?

-C'est sûr que c'était assez différent de ce à quoi je m'attendais...

*Avant ou après le lapin ?*

*Après*

Il lâcha un soupir et après un étirement aussi bref qu'inutile s'étala de nouveau sur le sol.

-Entre les tensions internes, la treizième armure, la mission diplomatique confiée au Gémeau et l'apparition de la Déesse, il y a matière à cogiter.

Il tourna la tête vers son compagnon d'infortune.

-J'espère que tu as un avis plus pertinent que le mien sur la question à partager. J'avoue ne pas trop savoir quoi en penser... En bien du moins...

Adrix écoutait Dormin parler avec attention, sans que jamais une expression ne vienne trahir son ressenti sur ce qu'il entendait. Son visage restait d'un calme serein, attentif au moindre mot. Le Poisson était de ceux qui préfèrent avoir toutes les cartes en main avant de jouer, si bien qu'il attendait la fin de la tirade de son camarade pour pouvoir en saisir tout le sens. Entre deux respirations, sa main piochait à l'aveuglette quelque chose dans le panier à provision et il s'empressait de l'avaler sans décrocher son regard du Lion. Il n'avait aucune envie de manquer ne serait-ce qu'une miette des explications du rouquin, tant parce qu'il était curieux d'en apprendre davantage sur la Chevalerie que parce qu'il s'agissait là d'une opportunité inespérée de cerner plus précisément la personnalité de Dormin. Il aimait savoir à qui il avait affaire, et avait la prétention de savoir appréhender facilement les différentes facettes d'un individu lorsqu'il en prenait le temps. Il faut dire aussi qu'avoir droit à l'avis d'Eleonor sur la question apportait beaucoup de lucidité à son jugement...
C'était en tout cas une tirade fort intéressante. Au moins n'était pas le seul à trouver que quelque chose clochait dans le coin. Son point de vue rejoignait celui du Lion sur de nombreux faits, et voir un éclair de lucidité au milieu du fanatisme mièvre dont il avait été témoin tantôt lui faisait le plus grand bien. C'était préférable de savoir qu'il restait encore en ce lieu Saint quelques regards critiques sur lesquels s'appuyer et pas seulement une myriade de croyants prêts à tout concéder au nom de leur foi.
Lorsque le Lion eut terminé, Adrix lécha échapper un petit ricanement ironique, accompagné d'un regard complice. Ils avaient tous deux conscience que si cette conversation tombait dans les mauvaises oreilles, ils risquaient d'avoir droit à un certain nombre de remontrances du grand manitou, encore qu'ils étaient plus que respectueux dans leur propos... Enfin, dans le cas du gardien de la cinquième Maison du moins.

-Héhé, je pense que tu surestimes beaucoup mon attachement aux traditions. Qu'il y ait 12, 13 ou même davantage d'armures brillant plus que les autres m'indiffère profondément. Plus que la couleur de son uniforme, ou même sa valeur au combat, c'est la mission qui va lui être confié qui m'inquiète. J'appréhende de voir un énième gardien n'ayant l'occasion de ne participer au combat qu'une fois tous ses frères d'armes tombés avant lui... Etre le dernier rempart d'une forteresse qui aura déjà été prise si l'envahisseur y parvient est aussi ennuyeux qu'anti-productif.

Si, comme il le soupçonnait, le Phoenix recevait exclusivement ses ordres du Grand Pope, alors il était plus que probable qu'il se retrouve posté dans le Sanctuaire d'Athéna. Autant dire qu'en cas d'attaque, il ne rentrerait en action qu'une fois que onze des Douze seraient tombés sous les coups de l'ennemi. Quand bien même il parviendrait alors à repousser les assaillants, ce serait déjà bien trop tard pour que le Sanctuaire se remette de telles pertes. Les chevaliers d'Or ne se trouvaient pas sur les branches des arbres à la manière de ces fichus pommes, il faudrait des mois, peut être des années, pour reformer les rangs correctement. Et en attendant, tout ce que pourrait faire le Pope serait d'espérer qu'une tarte aux pommes calmerait les ardeurs des factions rivales...
Il s'interrompit pour attraper un morceau de pain, déchirant la mie moelleuse d'un coup de dent

-Et si j'ai raison, je le plains, il aura encore plus d'escaliers à monter que moi tous les matins.

Le Pisces se lécha les doigts, il lui restait encore un peu de graisse sur les mimines.

-Je doute que le Gémeau ait vraiment envie de s'intégrer au groupe, mais s'il fait du bon travail il n'y a pas a pas de raison de s'en plaindre en effet. Même si j'aurais volontiers profité de l'occasion pour sortir un peu d'ici. Dans le pire des cas, il faudra passer derrière lui pour réparer les dégâts, et cette histoire aura au moins eut le mérite de freiner les ardeurs de son égo.

Son regard s'égara sur le panier. Il resterait pas du jambon par le plus grand des hasards ?

-Je ne conçois la perfection ni chez les hommes ni chez les dieux, peut être encore moins chez ces derniers... J'ai déjà du mal à accepter le concept de divin, et le peu que j'en sait me fait davantage penser que leurs actions apportent aux mortels bien plus de problèmes qu'ils n'en résolvent. Tous omniscients et sages qu'ils soient, m'est avis qu'on s'en sortirai pas plus mal s'ils fichaient la paix à notre espèce. Cette guerre est la leur plus que la nôtre, et pourtant c'est nous qui en payons les frais.
Et s'il existait en ce monde un être "parfait", je ne peux qu'imaginer l'ennui profond que serait son quotidien. Quîte à être lyrique, je dirais que la lumière ne brille que davantage avec les ténèbres autour, les qualités de chacun ne se bonifient que grâce aux défauts. S'il n'y avait que de la lumière, on serait ébloui et ce serait juste pénible à regarder. Et je m'amuse beaucoup avec mes défauts personnellement.

*Je t'interdis de commencer à penser aux miens*

*Loin de moi cette idée voyons... je tiens encore un peu à la vie*

Son insolence naturelle et son mauvais sens de l'humour rythmaient ses journées à merveille. Sans de petits épisodes comme celui qu'il avait échangé avec Kallas, il ne serait plus lui même, et il n'avait jamais compté faire taire cet aspect pourtant pénible de sa personnalité. Il marqua un silence, pensif.
Le regard des autres, ses propres défauts... Il avait de quoi faire. Vivre dans un perpétuel secret était épuisant... Et Eleonor allait finir par devenir folle si elle n'avait l'opportunité de s'exprimer ouvertement qu'à l'abri des regards. C'était peut être une bonne occasion de vider son sac.

-Puisqu'on parle de curiosité, j'en suis toujours à me demander si tu es fille de Vénus ou fils de Mars tiens.

Adrix était du genre à être direct quand il posait ce genre de questions. Si de la part de beaucoup c'eut été là une interrogation presque insultante, l'androgyne était à des années lumières d'y voir un quelconque aspect péjoratif. Il avait déjà dû y répondre bien des fois, et la mixité de son âme le rendait pour ainsi dire immunisé à une quelconque discrimination d'un sexe par rapport à l'autre.

-J'ai moi même quelques déboires avec la question d'ailleurs...

Mais une pensée l'interrompit.

-Ah, j'ai faillit oublier...

Le Gold Saint attrapa la gourde qui pendait à sa ceinture. Son ouverture était étrangement large... Et plutôt que de la porte à ses lèvres, le Poisson y fourra sa main. Son bras tout entier disparu dans le petit récipient, avant d'en ressortir deux outres qui dégageaient un bien drôle de parfum. Adrix avait pour habitude de garder de la liqueur au frais dans les tréfonds de son aquarium, et ses pouvoirs de téléportation avaient de nombreux avantages pratiques. Il en tendit une à son compagnon d'infortune.

-Une petite soif ?