Tant de souffrance, de douleur ! Même réfugié profondément dans l’inconscience, il me semblait que mon corps entier me faisait mal. N’y avait-il donc aucun moyen d’échapper à cette douleur infinie ? Etait-ce là ce qu’Athéna avait voulu pour son fidèle musicien ?

Non… je sentais à présent une énergie douce, chaleureuse, se répandre dans mon corps, atténuant cette douleur qui troublait tous mes sens. Qu’était-ce là ? Notre déesse allait-elle m’accueillir à ses côtés ? ou alors…

Ouvrant les yeux non sans difficulté, je pus constater que Dormin était présent à mes côtés, tout occupé à transférer dans mon corps son cosmos si pur, guérissant lentement mais sûrement mes blessures. Alors il ne m’avait pas abandonné, finalement… tendant avec les plus grandes difficultés du monde ma main vers son visage, je lâchai dans un souffle :

- Dormin… merci…

Mais il m’avait déjà tourné le dos. Et en l’absence du cosmos curatif d’Andromède, mes blessures me lançaient de plus belle. Non ! Reviens ! Aurais-je voulu lui crier. Mais je constatai en tournant légèrement ma tête qu’il s’affairait déjà auprès d’un autre corps gisant, celui de Sokaris. Ainsi le Gold Saint était finalement tombé ? Tant de pertes… tant de victimes ravagées par les coups des monstres d’Arès et des Sbires de Poséidon ! Encore une fois, il semblait que les serviteurs d’Athéna avaient échoué…

Puis une sensation intense, dépassant largement la douleur qui transperçait mon corps, s’imposa à moi. L’espace d’un instant, j’eus l’impression d’être enveloppé par une présence chaleureuse, amicale, que je connaissais, mais sans parvenir à cerner son identité. Puis ce fut une sensation de vide qui transperça mon cœur tandis qu’une nouvelle étoile apparaissait dans la constellation du Capricorne. Les faits étaient là. Pourtant, d’une voix faible je demandai, autant à Dormin qu’à Sokaris :

- Que … ?

Je refusais de regarder la vérité en face. Pourtant, non loin de là, Dormin fondait en larmes...

Souhaitant à tout prix échapper à la vérité que je craignais d’avoir comprise, j’étais soigneusement en train de m’enfermer dans un monde d’illusions afin d’éviter de sombrer trop vite dans le désarroi le plus total. Mais de toute évidence, mes compagnons, ou peut-être Athéna, avaient souhaité pour moi un tout autre dénouement.

J’étais toujours allongé au sol, impuissant, quand Dormin revint vers moi et tâcha de me hisser jusqu’à ce que je sois debout – tâche particulièrement difficile au vu du peu d’efforts que je fournissais. Et pourtant, le jeune androgyne était loin d’être au bout de ses peines – et moi non plus.

Car c’est le moment que choisit Sokaris pour faire voler en éclats les maigres illusions derrière lesquelles je dissimulais cette vérité qui m’était trop odieuse. Crûment, il nous annonça ce que nous avions tous compris, mais que nous acceptions avec une plus ou moins grande facilité – et, quoi qu’il arrive, cela se faisait dans la douleur.

Au plus profond des enfers, Narcisse était tombé.

Impossible désormais de me bercer d’illusions. Impossible de réfléchir, d’émettre des pensées concrètes. En moi, quelque chose venait de se briser. Vaincu par ces sentiments qui me transcendaient, j’échappai soudain à la faible emprise que Dormin maintenait encore sur moi pour tituber vers Sokaris alors que j’éclatais en sanglots. Et je me mis à marteler faiblement son armure de coups de poings, en proie à l’hystérie la plus totale :

- Non ! Tu mens ! Tu mens ! Ce n’est pas vrai !

Mes propos entrecoupés de sanglots étaient probablement ridicules aux yeux de mes alliés, mais pouvaient-ils me blâmer pour ça ? Soudain, un éclat doré dans les cieux fut capté par mon regard.

Ce fut ce qui m’acheva. M’affaissant lentement sur moi-même, mes sanglots redoublant d’intensité, je laissai échapper :

- Ce n’est pas… vrai… Narcisse…

Je n’étais assurément plus que l’ombre de moi-même. Effondré au sol, en larmes, je ne tentai même pas de résister lorsque Sokaris me releva, et continuai à pleurer à chaudes larmes lorsqu’il m’appuya doucement contre son armure d’or. Ma peine prendrait-elle fin un jour ? J’en doutais. Et pourtant, cela semblait être la voie sur laquelle mes partenaires voulaient me voir m’engager…

D’abord Sokaris, qui après m’avoir offert un bref réconfort, me repoussa – non sans douceur – tout en en appelant à ma vaillance afin que je me relève rapidement. Mais c’était quelque chose que je ne pouvais concevoir. Mon cœur était en miettes, et je n’avais plus envie de rien – sûrement pas de me battre encore une fois contre les monstres que nous avions affrontés quelques heures auparavant. Tout cela, c’était fini pour moi. Je ne voulais plus me battre… tout ce que je voulais, c’était le revoir, une dernière fois. Sa démarche fluide, son pas dansant, ses mains délicates paraissant planer au-dessus des objets qu’il côtoyait, et ses cheveux émeraude ondulant légèrement au rythme des courants d’air, dégageant cette odeur si caractéristique, sucrée, épicée… terriblement attirante.

Mais je devais me rendre à l’évidence : cela n’arriverait jamais. C’était ce que Dormin et Sokaris semblaient s’évertuer à me faire comprendre. Il était parti, à tout jamais. Et maintenant, c’étaient mes deux compagnons qui partaient, me laissant seul avec ma peine. Ils avaient fait de leur mieux, après tout ; que pouvaient-ils faire de plus ? Aucun d’eux ne pouvait mesurer l’ampleur de ma peine. Comme l’avait si bien souligné Dormin, la perte de l’être aimé – même si cet amour devait être univoque – était encore plus difficile à supporter que la perte d’un maître.

Tandis que Dormin et Sokaris disparaissaient dans le temple de la Balance, je m’effondrai à nouveau au sol, soudain terrassé – encore une fois - par une indicible douleur psychologique. Il ne pouvait pas, il ne pouvait pas, il ne pouvait pas !

Je frappai avec hargne de mon poing sur le sol de pierre du parvis du Temple, abîmant au passage ma main délicate. Mais à présent, tout cela était sans importance…

- Narciiiiiiiiisse !

Mon hurlement, rendant compte que la terrible douleur qui était mienne, s’éleva brusquement, faisant voler en éclats le lourd silence qui venait de s’établir. Je ne pouvais en supporter davantage.

- Narcisse… oh, Narcisse, pourquoi m’avoir abandonné ?

Je me laissai cette fois-ci complètement glisser, laissant ma joue entrer en contact avec la poussière qui recouvrait la pierre. Mes larmes continuaient de couler. Pourquoi Dormin m’avait-il soigné ? Finalement, la mort qu’avait voulu m’offrir la monstrueuse Cardinale avait beaucoup d’attrait ! Cela aurait pu me permettre d’échapper à toute cette douleur, et peut-être de retrouver le chevalier aux cheveux d’émeraude au-delà du voile ?

Ces sombres pensées furent brutalement interrompues par une impression de chaleur dans mon corps, aussi intense que surprenante. Pendant un bref instant, je me sentis calme, heureux. Que m’arrivait-il ?

Relevant péniblement la tête, je fus surpris de me retrouver face au visage de Narcisse – fantomatique, évanescent, mais il n’y avait pas de doute quant à son identité.

- Narcisse…

De ma main, je tentai de caresser sa joue, mais ne touchai que le vide. Peu importait : il semblait que mon vœu ait été réalisé. Et ce n’était pas encore terminé.

- Oréstis, mon élève et ami… je t’interdis de succomber à ta tristesse comme tu le fais ! Suis les conseils de Sokaris et Dormin, relève-toi et lève fièrement la tête ! Si tu veux vraiment honorer ma mémoire, prouve que le Capricorne a su former un chevalier digne et juste… et conte mon histoire à qui veut l’entendre… que l’on ne m’oublie… pas…

L’image s’évanouit sans plus de cérémonie. Mais qu’était-elle ? Le véritable fantôme de Narcisse, ou une simple création de mon esprit torturé et délirant ? Je ne pouvais pas le savoir, mais quoi qu’il en soit, cela fit naître un nouveau désir en moi. Il avait raison, ils avaient tous raison : je devais faire face. Il était impensable que Narcisse soit tombé pour rien…

Fort de cette nouvelle détermination – qui restait très fragile malgré tout – le joueur de lyre se leva, et posa son regard sur la maison du Capricorne. Il ressentait à présent un désir oppressant de se rendre en ce lieu, pour se trouver une dernière fois en la Maison du Gold Saint. Mais aurait-il la force d’y voir la Cloth du Capricorne, vide de tout porteur ?