Pour une fois, Jevren ne traversait pas les Antichambres dans le simple but de se déplacer vers la sortie de la Citadelle.

Non; cette fois-ci, il avait à faire avec l'un des Cardinaux. C'était Frozia, de la Famine, qui allait devoir se farcir cette petite visite surprise. Pourquoi elle? C'était bien simple. Ephtal, le Prophète lui-même, ne pouvait être dérangé pour un sujet si trivial; la dernière fois que Jevren avait tenté d'obtenir un service de sa part, il avait bien manqué de passer pour un homme faible de corps et d'esprit, tant la Mort l'avait écrasé sans réelle difficulté. Bien qu'enrichissante, cette leçon ne valait pas la peine de repasser par tant de souffrances et d'efforts. Guerre était absolument inconnu du combattant aux cheveux d'argent; quant à Casshern, s'il était disposé à s'entretenir avec lui, il était bien trop froid et maître de lui-même pour être capable de répondre à ses interrogations. Et puis, l'Ostrogoth avait la sensation de lui en avoir déjà demandé beaucoup trop, ces derniers temps. L'attaque sur le Sanctuaire avait été l'occasion de tester leur force en équipe; s'ils tenaient admirablement leur rôle respectif, un excès de zèle avait failli coûter sa vie au Frelon, et la Pestilence s'était trouvée forcée de faire couler son sang à nouveau pour lui insuffler la vie, le ramener aux frontières de la réalité. Il ne voulait pas avoir à répondre tout de suite de son regrettable réflexe l'ayant poussé à se jeter sur Calyps pour amortir sa chute, et il sentait que son supérieur, quelque part, lui en tenait vaguement rigueur. Attendre que les choses se tassent était, de loin, la meilleure solution.

Restait donc Frozia. Le sang chaud de cette bête humanoïde n'était plus à démontrer; à n'en point douter, c'était une Calamité dans toute sa splendeur. Elle avait combattu le démon intérieur - était-ce réellement le terme? - de l'Aigle, et possédait elle-même une face cachée, sauvage et incontrôlable. Une conseillère de premier choix, indéniablement.

Jevren pénétra dans la salle immense qui servait d'Antichambre à cette sinistre dame. Depuis qu'elle avait agencé les lieux à sa fantaisie, le passage s'en trouvait considérablement plus ardu qu'au temps où Phobos arpentait encore la forteresse. Une piscine de sang, rien que ça... Il avait pu constater lui-même l'amour porté par Frozia au liquide vital, mais de là à en badigeonner ses propres quartiers, il y avait tout un monde. Bah! L'excentricité lui allait comme un gant. Son regard se promena sur les murs, remarquant pour la première fois la symbolique des fresques ornant les parois; en temps normal, il ne faisait attention qu'au sol, boudant les passages latéraux aménagés pour les divers piétons et traversant cette étendue d'un carmin inquiétant grâce à ses ailes éphémères. Pourtant, cette fois, il prévoyait de rester bien plus longtemps.



Avisant le trône - d'un goût parfaitement infâme pour n'importe quelle personne sensée, manifestement sublime du point de vue de la Borgne - qui s'élevait au centre de la salle, il arma son bras et jeta, de toutes ses forces, ce qu'il apportait avec lui. Il s'agissait d'une énorme et succulente pièce de viande tendre, provenant vraisemblablement d'un sanglier, maintenue par un os massif et encore ensanglanté. Ainsi, Jevren nourrissait la bête, l'amadouait, la rendait plus disposée à l'écouter; et, s'il ne voyait pas Frozia, étant placé derrière le perchoir de celle-ci, il sentait en revanche clairement sa présence et devinait que ses réflexes lui permettraient de saisir ce présent inattendu au vol.

Indirectement, le geste en lui-même lui rappela une certaine scène, dans une forêt grecque... Il secoua la tête.



Question rhétorique posée par pure politesse, car il sentait que la Famine s'ennuyait ferme. Quant au peu de précautions qu'il prenait en s'adressant à elle, malgré son intrusion... Eh bien, cela s'expliquait en partie par cette aura chaotique qu'elle dégageait, celle-là même qui lui avait, instinctivement, permis d'oser contester ses décisions, plusieurs mois auparavant. Contrairement aux autres Cardinaux, Frozia était, sans nul doute, aussi portée sur la rigueur et la discipline qu'un Saint l'est sur la cruauté et la destruction. Ce qui n'était pas peu dire.

Bien sagement, il s'assit en tailleur devant l'entrée de l'Antichambre, attendant une réaction.

Avec toute l'élégance et le raffinement dont elle était capable, la Famine avait saisi et goûté au présent que lui apportait Jevren. Il fallait croire que la pitance lui convenait; elle semblait dans de bonnes dispositions, prête à l'écouter... Et, pourquoi pas, à l'aider?

Autant s'en assurer sans traîner. Et puis, le Frelon se demandait si Frozia était également du genre à se nourrir d'histoires insolites et de paroles - ou si, au contraire, seul ce qui pouvait se mâcher et se digérer comptait à ses yeux. Du reste, elle avait également touché un point sensible: pourquoi venir la voir, elle, alors que Casshern était son supérieur direct, dans une Citadelle au sein de laquelle les quatre Armées d'Arès ne fraternisaient ni ne collaboraient? Les Cardinaux n'avaient que faire des pions qui n'étaient pas les leurs; certains Berserkers ne respectaient que l'élu qui les dirigeait directement. Alors, oui, pourquoi? C'était bien simple, et le Frelon y viendrait en temps voulu...

Pour l'heure, il adopta une attitude relativement prudente. Il n'avait pas oublié son comportement envers la Famine, lors de leur précédente mission ensemble.



Haussement d'épaules. Aucun rapport avec le service qu'il voulait demander: tout était sincère. Son comportement avec Frozia avait été indigne d'un soldat - il n'était qu'un suiveur, il était là pour obéir. Rien d'autre. Et il ne voulait pas laisser ce type de souvenir entacher l'image que son interlocutrice avait de lui.

Il marqua une pause.



Long soupir. Il eut l'impression d'en avoir trop dit. Profitant du repas de Frozia, qui, en plein milieu d'une bouchée, ne pouvait répondre ni le questionner, il orienta son récit sur le point crucial.



Il se tut, fixant son interlocutrice. C'était probablement gonflé de sa part; il demandait ouvertement à une Cardinale un enseignement particulier, alors même qu'il ne faisait pas partie de ses troupes. Pourtant, quel autre choix avait-il? Au fond de lui, il savait qu'il tenait là l'un de ses plus grands atouts, mais également un immense point faible: un jour, le hasard n'en ferait qu'à sa tête, sa chance tournerait... Et il mourrait à coup sûr.

Anxieux, il attendit la réponse de la Famine, une expression de profonde détermination sur le visage.