Devais-je y aller ou non ? Depuis ma discussion avec Narcisse, j’avais le sentiment que je devais régler le problème de Kallas par moi-même. Prouver à cet homme que les choses auxquelles il croit sont erronées, et qu’il n’aura pas sa place dans les rangs des serviteurs d’Athéna – et surtout pas parmi ceux qui sont dévoués lui être les plus dévoués – tant que sa mentalité n’aura pas changé. Mais le doute me rongeait toujours : comment pouvais-je être sûr que je n’allais agir qu’au nom de la justice, sans que ma volonté ne soit distordue par un obscur désir de vengeance ?

J’avais retourné le problème dans tous les sens, dans l’espoir d’entrevoir une solution, mais rien ne m’était apparu. Ça ne faisait que peu de doutes : je n’étais pas capable d’y parvenir seul. Et Narcisse m’avait en toute évidence apporté toute l’aide qu’il pouvait m’apporter à ce sujet. Si je voulais du soutien, il fallait à présent que je me tourne vers quelqu’un d’autre. Et l’identité de cette personne m’était apparue comme une évidence. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ?

Le porteur de l’armure d’or de la Vierge était réputé pour être le plus sage de tous les Gold Saints, celui qui, parmi eux, était le plus proche des dieux. S’il existait un homme au Sanctuaire qui pouvait me donner de précieux conseils, c’était bien lui. Néanmoins, l’identité du Saint de la Vierge était à l’origine de mon hésitation : il s’agissait de Corvus, ancien Silver Saint du Corbeau que j’avais affronté quelques temps auparavant, aux côtés de Dormin. Et malheureusement, une sorte de conflit d’idéologies avec eu lieu entre Corvus et Dormin et moi-même, ce qui avait purement et simplement conduit à sa désertion. Aussi je m’imaginais qu’il ne serait peut-être pas heureux de me voir et qu’il refuserait de me conseiller. Mais après tout… s’il était aussi sage qu’on le prétendait, alors il saurait me pardonner.

C’est en m’accrochant à cette idée que j’avais quitté le temple du Capricorne pour descendre en direction de celui de la Vierge, ma lyre accrochée à ma ceinture. Il ne me fallut que quelques minutes pour l’atteindre. Alors, je m’agenouillai cérémonieusement devant le majestueux temple avant de déclarer :

- Vierge, entendez ma prière. Oréstis de la Lyre sollicite une audience.

Tout n'était, en fin de compte que fourmillement. Les plus grands actes, les plus grandes paroles, les heurts et les morts, tout n'était, à l'échelle de l'Univers et des multiples dimensions qu'il renfermait, que bulles d'écume sur un immense océan. Dérisoires, les hommes l'étaient. Et pourtant ils étaient partout.
Corvus s'était de nouveau prêté à cet exercice de méditation qu'il s'était imposé après que l'Armure de la Vierge s'offre à lui. C'était, à dire vrai, plus pour faire honneur à la réputation de celle-ci qu'il s'imposait ce temps de concentration. Même s'il ne niait pas l'apport que pouvait avoir telle pratique, sans quoi il n'aurait jamais commencé, il devait admettre qu'il était, à son humble avis, encore très loin d'un niveau de conscience convenable. Oui, il avait élevé son esprit au dessus des simples hommes, sans doute également au dessus de la plupart des Gold Saints mais il n'avait pas la prétention d'être meilleur que, choix évident, Arsiesys, qui était à lui seul l'incarnation de la sagesse. Mais il devait remédier à cela et devenir, à son tour, un exemple. Les évènements récents ne jouaient pas en ce sens. Mais à la différence des bornés, lui était prêt à changer.

Il contemplait ainsi l'univers, de la fleur à l'étoile, de l'oiseau à l'homme, ne négligeant rien, cherchant à comprendre tout, à unifier tout. Un travail long, épuisant malgré son stoïcisme mais, il l'avait rapidement découvert, également fascinant. Les découvertes se faisaient tous les jours et, à chaque fois, il en ressortait grandi. Mais un élément, minuscule aux yeux de l'existence, vint perturber cette concentration. Tournant son regard céleste vers sa propre Maison, qui n'était qu'un grain de poussière, il vit qu'on s'avançait vers lui. Abandonnant son observation, il reconnut Oréstis et, comprenant que sa présence était le prologue à une visite, il se réincarna peu à peu.

Oréstis. Étaient-ils ennemis ? Rivaux ? Pas aux yeux de Corvus. Amis, le terme serait évidemment exagéré. Il avait quitté le duo qu'il avait formé avec Dormin avec fracas, ulcéré de combattre la Lyre et l'Andromède comme il aurait combattu un vulgaire pantin de bois. Si Oréstis avait eu la politesse de se battre de son cœur, fusse avec des techniques qui avaient dérouté le Corbeau d'alors, Dormin avait mis Corvus hors de lui. C'est curieux de découvrir la raison de la présence de la Lyre que la Vierge s'adressa à celui-ci.

« Entre Oréstis, mes portes te sont ouvertes. »

Les propos me parvinrent sans que Corvus ne se révèle à moi. Il m’invitait plutôt à pénétrer dans sa Maison, ce que je fis, m’avançant lentement alors qu’une sourde appréhension montait en moi. Si Corvus m’avait autorisé à pénétrer en son domaine, c’était, en un sens, un bon présage : de toute évidence, toute rancœur passée avait été oubliée. C’était déjà ça. Néanmoins, je craignais que mes interrogations ne paraissent ridicules aux yeux d’un homme supposé si sage. Mais désormais, je ne pouvais plus reculer.

Lorsque je posai le pied dans l’antre de la Vierge, l’éclat solaire de son armure m’éblouit un bref instant, comme pour me signifier – au cas où je l’aurais oublié – que les capacités de l’homme se trouvant face à moi surpassaient les miennes en tout point. Et pourtant, quelques temps plus tôt, nous portions des armures de niveau équivalent. Mais de toute évidence, Athéna avait su discerner en Corvus une puissance et une sagesse que je ne possédais pas. Mais à vrai dire, tout cela m’était plutôt égal. Si j’étais ici, c’était pour profiter – si cela était possible – de la sagesse de la Vierge.

- Je vous remercie de m’accueillir en votre maison, Corvus.

Le vouvoiement était de rigueur, à présent que je m’adressais à un supérieur. Et puis il y avait toujours cette histoire de sagesse, qui m’impressionnait au plus haut point…

- Comme vous devez vous en douter, je suis venu jusqu’ici afin de vous demander conseil.

Je m’interrompis soudain, laissant mon regard glisser sur les parois de pierre de l’édifice alors que je cherchais mes mots. Comment introduire subtilement la chose ? Avais-je la moindre chance de pouvoir faire preuve de subtilité alors que je m’adressais à la Vierge, ou bien tout cela était-il vain ? Décidant finalement de me montrer direct, convaincu qu’en tous les cas, mon interlocuteur ne serait pas dupe, je lui demandai :

- Si l’un des nôtres agissait d’une façon directement opposée valeurs d’Athéna, pensez-vous que notre déesse prendrait par elle-même les mesures nécessaires pour le châtier ?

Corvus salua la Lyre d'un signe de la tête. Neutre, sans animosité ou bienveillance superflue. Peut-être était-il un peu plus froid qu'il ne l'aurait été face à un inconnu. Même s'il s'était efforcé d'oublier le différent qui les avait opposés, il n'était qu'un homme et effacer aussi simplement ce souvenir lui était impossible. Le temps et le dialogue viendraient à bout de ce ressentiment déjà fortement atténué. C'était en tout humilité que Oréstis s'était présenté à lui et cette considération valait bien qu'il fasse l'effort d'aller vers lui.

« Tout d'abord, tu peux me tutoyer, Oréstis. Il n'y a pas si longtemps, nous étions du même rang et cette distance entre nous n'est pas propice à la confidence. »

Un nouveau sourire, plus chaleureux cette fois-ci. Outre le fait avéré qu'ils avaient été pendant un temps adversaires d'Argent, Corvus voulait se rapprocher de la doctrine d'Arsiesys, son maître à penser, voulant briser les frontières entre Chevaliers. Le tutoiement n'empêchait pas le respect et le fait qu'Orestis se soit présenté aussi humblement tendait à prouver qu'il avait de la considération pour le nouveau rôle de Corvus. Inutile donc de s'appesantir avec des formules de politesse.

La Vierge posa son regard sombre sur la Lyre pendant que celui-ci prenait sans doute le temps de choisir convenablement ses mots. S'il s'était rendu jusqu'à la maison de la Vierge, alors que Corvus le savait élève de Narcisse du Capricorne, c'était qu'il souffrait soit d'un problème avec son mentor, soit d'un questionnement si lourd que l'avis de ce dernier ne suffisait pas. En tenant en plus compte de leur passif houleux, Corvus ne pensait pas se tromper en songeant que le tourment que connaissait Oréstis devait être sérieux.
Et lorsqu'il l'énonça, Corvus sentit qu'il ne lui disait pas tout ; notamment un nom pour remplacer les mots "un des nôtres". Cette retenue était normale, logique.

« Si Athéna estime qu'un Saint a fauté, elle peut le punir de bien nombreuses façons. L'absence d'action de sa part ne signifie pas pour autant qu'elle cautionne ses actes. Outre le biais du Grand Pope qui pourrait lui-aussi appliquer une sentence en son nom, elle pourrait considérer que le fautif subira de lui-même sa punition, par ses actions ou ses dires.
Cependant, nous sommes la main d'Athéna. Nous devons autant que possible agir comme elle aurait souhaité que l'on agisse. Si un tel cas se présenterait et que la Déesse n'aurait pas sanctionné un tel comportement avant nous, nous aurions à nous pencher sur la question. Il ne s'agit pas de nous substituer à son jugement, mais à appliquer ses valeurs parmi nos rangs, sans avoir à nous reposer sur elle. Evidemment, cela nécessite que nous ayons connaissance des actes répréhensibles... »

Ce faisant, Corvus invitait Oréstis à aller plus avant. A lui maintenant de choisir s'il voulait pousser plus loin la confidence, ou non.

L’invitation de Corvus à le tutoyer, bien que paraissant tout à fait naturelle pour lui, me prit de court et me laissa perplexe. Jusqu’ici, j’avais toujours vouvoyé les Golds Saints, mes supérieurs hiérarchiques, et cela semblait naturel, autant pour eux que pour moi. Même Narcisse, ce maître dont j’étais si proche – bien que toujours trop peu à mon goût – n’échappait pas au vouvoiement ni ne s’en plaignait. Mais de toute évidence, je devrais faire un effort face à Corvus. Car à présent qu’il m’avait invité à le tutoyer, continuer à le désigner au pluriel serait une marque d’irrespect. Douce ironie.

Le reste de ses propos me conforta en quelque sorte dans mes convictions. Ce que disait la Vierge semblait globalement en accord avec ce que je pensais : Athéna n’agissait pas nécessairement toujours pas elle-même, et c’était précisément pour combler cela que nous, les Saints, existions. Donc, théoriquement, agir pour punir le traître porteur de l’armure des Gémeaux serait agir selon la volonté d’Athéna – et donc, à plus forte raison, selon la justice. Le risque de ne faire cela uniquement pour assouvir un sombre désir de vengeance restait bien présent à mon esprit ; néanmoins, j’étais plutôt confiant à ce sujet. Je n’éprouvais aucune rancœur envers Kallas. Je considérais tout simplement qu’il n’était pas digne d’être un serviteur d’Athéna – pire, porteur d’une armure l’élevant au niveau des hommes les plus proches de Pallas sur cette Terre. Et cela, pour moi, devait changer.

Si les propos de Corvus avaient pu me conforter dans mes idées, le Saint de la Vierge n’en restait pas moins circonspect, montrant son attentes de données supplémentaires pour rendre son jugement. Mais pouvais-je les lui exposer clairement ? Porter des accusations d’une telle ampleur concernant un Gold Saint pourrait avoir de graves répercussions, et face à la hiérarchie et à la position de Kallas, je ne pesais pas bien lourd.

Mais je ne pouvais pas non plus taire les actes odieux de cet individu. Il avait trahi Narcisse ; il avait trahi Araganorf, et il m’avait trahi. Qui donc avait bien pu faire les frais de la soif de sang et du mépris des Gémeaux ? Nous n’étions pas les seuls, j’en étais convaincu.

- Admettons que l’un des nôtres – un gradé – se révèle être un traître, prétendant servir Athéna mais dont le but à demi avoué est en réalité d’épancher son inextinguible soif de sang, que ce soit en s’attaquant à nos ennemis, ou à nous autres, serviteurs de Pallas.

Je marquai une courte pause, afin que Corvus puisse bien assimiler mes dires. Puis vint la question :

- Cet individu ne devrait-il pas subir notre jugement ?

Plus d'éléments avaient été dévoilés à mon homologue. Néanmoins, je me refusais toujours à lui révéler le nom dudit traître...

Petit à petit se déroulait l'histoire qui tourmentait Oréstis. Trop méfiant pour tout lui avouer ou prudent pour éviter le mot de trop, il en disait plus sans en dire assez. Mais la Vierge ne le brusqua pas. Les aveux viendraient peu à peu ou ne viendraient peut-être pas, mais il avait, pour le moment, assez d'informations pour rendre un jugement.
Premièrement, il s'agissait d'un gradé. Argent ou Or. Mais Corvus se doutait que la Lyre ne viendrait pas le voir pour un problème avec un soldat de même rang que lui. Il y avait une distance entre Oréstis et son accusé qui l'empêchait de le confronter. Un Gold Saint qui vivrait en contradiction avec les principes d'Athéna ? Un petit séisme au Sanctuaire, assurément. Mais qui ? La Vierge ne connaissait, malheureusement, pas tous ses confrères. Arsiesys était évidemment à exclure et Antares, qu'il commençait à bien connaître n'était sans doute pas l'homme concerné. Narcisse ? Étant le maître d'Oréstis, ce dernier avait peut-être été aux premières loges d'un geste déplacé. Restait donc neuf suspects.

Impossible de réduire le champ des possibles coupables. Inutile donc de s'attarder sur ce point. Il était donc temps de se concentrer sur la question qu'était venu poser Oréstis : pouvait-on punir un Gold Saint ? Question difficile. Corvus en était la preuve vivante, les Dorés n'étaient pas infaillibles. Mais à entendre la Lyre, la faute était bien plus lourde que ce qu'avait pu faire le Romain. Parjure à son dieu, voilà un crime grave.

« Si ses actes graves étaient avérés, il faudrait en informer le Grand Pope et les autres Gold Saints pour que nous puissions déterminer de la sévérité de ces actions. Bien évidemment, ce n'est pas un geste à prendre à la légère. Il faudrait non seulement que l'accusateur soit sûr de ses dires et qu'il puisse les prouver. C'est un risque, car en cas de désaveu il serait sans doute dans une situation délicate. Ma réponse est donc : informe le Grand Pope et tâche de réunir des témoignages pour t'appuyer. Il saura quelle décision prendre et, le cas échéant, quelle punition appliquer. »

Corvus eut une soudaine inquiétude : et si c'était de lui qu'il partait ? C'était peu probable, mais pas impossible. Une quelconque rétribution après leur dispute. Ne s'était-il pas exagérément emporté leur de leur combat ? Parler de soif de sang était exagéré – et utiliser le terme "traître" mensonger – mais la Vierge devait concéder qu'il n'était pas, pour l'heure, un modèle.

Comme sonné par les propos de Corvus, je m’affalai sur le sol de pierre de la maison de la Vierge et pris ma tête entre mes mains. Fou que j’avais été d’avoir pensé que tout cela serait si simple ! Que l’avis de la Vierge corroborerait celui de Narcisse, et que je n’aurais qu’à porter le jugement d’Athéna jusqu’à Kallas – en étais-je seulement capable ?

Sans être complètement détaché de l’avis de mon maître – lui aussi pensait que le traître, s’il y en avait un, devait être puni - , Corvus me conseillait de prendre mille et une précautions, d’obtenir l’accord de tout le Sanctuaire, afin que ce soit celui-ci qui, dans son ensemble, se prononce contre celui qui a fauté. Des propos sages, et justes, en vérité, illustrant à merveille la sagesse de la Vierge. Mais avais-je la moindre chance de mener cette entreprise à bien ? Si, en affrontant seul Kallas, j’avais bien peu de chances de m’en sortir à moins qu’Athéna soit à mes côtés – mais je ne doutais pas une seconde qu’elle le soit : comment aurait-il pu en être autrement, compte tenu de la situation ? - , rallier tout le Sanctuaire à ma cause relevait purement et simplement de l’exploit. Et puis il me fallait présenter des preuves de l’exaction des Gémeaux. Et quelles preuves tangibles avais-je en ma possession ? Araganorf avait mystérieusement disparu depuis quelques temps – était-il possible que ce soit ce monstre de Kallas qui l’ait tué ? Je n’osais même pas y penser.

Mon seul espoir était le témoignage de mon maître : n’avait-il pas, lui aussi, fait les frais de la sauvagerie du Gold Saint des Gémeaux ? Devant nombre d’autres chevaliers, en plus de cela ! Comment n’avaient-ils pas puni cette traîtrise ? De la même façon, pouruqoi Aquillas des poissons n’avait-il pas sanctionné Kallas pour son comportement indigne ? Tant de questions et si peu de réponses… si peu de solutions.

Relevant la tête, je posai mes yeux sur Corvus, et pour la première fois depuis que j’étais entré dans sa maison, le regardai pendant plus de trois secondes. Je remarquai alors une chose qui, étrangement, m’avait échappé jusqu’ici, ce qui, plus que toute autre chose, attestait de l’état de détresse et d’incompréhension dans lequel je me trouvais.

Le Gold Saint de la Vierge était d’une écrasante beauté.

Et pourtant, je le savais déjà. En quelque sorte. Lorsqu’aux côtés de Dormin, je l’avais affronté alors qu’il n’était encore qu’un Silver Saint, j’avais pu noter que le Corbeau possédait un charme certain. Mais ce n’était rien à côté de ce que je voyais aujourd’hui…

Son armure dorée et saillante dévoilait partiellement son beau corps svelte et, offrant un contraste de choix avec sa chevelure d’ébène, soulignait les traits fins et purs de son visage. En cet instant, toute l’attirance que j’avais pu éprouver à l’envers de Dormin parut s’évanouir ; et celle, irrépressible, que je ressentais à l’égard de Narcisse fut temporairement bâillonnée. Il y avait cet homme, si beau, si sage, devant moi. Et je le désirais. Etait-ce une sorte de substitut que je choisissais, comme Narcisse semblait jouer avec moi, me fuir ? Fallait-il seulement que j’aie une raison pour le désirer ?

Me relevant un brin lascivement, j’entrepris de me rapprocher du Corbeau, jusqu’à être très près de lui. Puis, d’une voix faible, manquant un peu de détermination, je lâchai, effleurant vaguement sa main de la mienne :

- Corvus… je…

Etait-ce vraiment moi ? D’habitude si entreprenant, voilà que je semblais me démonter face au Saint de la Vierge, comme j’avais pu le faire auparavant face à Narcisse. Face à ce constat, ma détermination ressurgit en bloc. Plus confiant, je voulus me saisir avec douceur des mains de mon vis-à-vis tout en déclarant :

- Lis en moi, Corvus.

Je ne savais même pas si ce que je lui demandais avait le moindre sens, s’il était capable d’une pareille prouesse. Mais si c’était le cas, alors il pourrait m’aider plus efficacement qu’il n’avait pu le faire jusque là – et ce, sur plusieurs plans.

Le désarroi ébranlait tellement la Lyre que le Chevalier s'effondra sur lui-même, tombant au sol accablé par ce qui pouvait être du doute, de la peur, de la culpabilité. Parmi les nombreuses hypothèses qui traversèrent son esprit, l'une d'entre elles voulait que le traître en question soit Oréstis lui-même, confessant à demi-mot un crime qu'il aurait commis envers Athéna. Mais cette possibilité était peu probable, trop alambiquée. Pour l'heure, Corvus s'en tenait à sa première intuition : un Chevalier d'Or. Et telle réaction n'était pas exagérée si un Gold Saint faillait à sa déesse.

Corvus ne brisa pas le silence laissé par Oréstis. Nulle urgence ne les pressait et il valait mieux laisser à la Lyre le temps de considérer sa situation et sa responsabilité. La sagesse lui disait qu'il ne devait que guider la Lyre et non la commander. Sans cette considération, il l'aurait depuis longtemps sommé de nommer le suspect, le libérant peut-être d'un poids mais également d'une expérience qui allait l'endurcir plus qu'aucun combat. Cet ennemi-ci était dans leurs murs et il était d'autant plus difficile de lui faire face.

Oréstis se relevant, reprenant peut-être courage, ayant peut-être trouvé la volonté de mener à bien cette mission que le destin ou Athéna lui aurait confiée. La Vierge ressentait encore en lui un trouble, légitime. Mais l'attitude digne de la Lyre avait changée et Corvus l'accueillit d'abord avec suspicion. L'Argent s'était rapproché, l'effleurait, avait coupé la distance qui s'imposait entre deux Chevaliers. Ils n'étaient plus dans une relation de maître à élève. Finalement, l'ultime barrière fut brisée lorsque leurs mains se joignirent. Corvus appréciait la chaleur de sa peau. Cela faisait longtemps, très longtemps, qu'il n'avait pas goûté à la peau d'un jeune homme.

Il luttait. Car il était Chevalier d'Or et c'était une âme déboussolée qui s'était présentée à lui. Il ne pouvait se laisser aller à des élans irrationnels. Quelque chose naissait, mais il y avait plus urgent, plus prioritaire. Il fallait d'abord régler la question qui avait amené Oréstis dans sa Maison. Corvus plongea ses yeux sombres dans ceux d'Oréstis, chassant tout l'univers qui existait autour d'eux.

« Je lis ton désarroi, je lis tes craintes et je n'ai pas besoin de mon Armure ou de mon Cosmos pour cela. Calme-toi, Lyre. Apaise ton cœur car, je te l'assure, en ces lieux tu n'as aucune crainte à avoir. Dis-moi tout maintenant. Dis-moi son nom et dis-moi son crime. »

Il me semblait qu’à l’instant où le contact physique avait été établi avec Corvus, toutes les barrières, toutes les inhibitions, avaient été abolies. A mes yeux, c’était comme si nous ne faisions plus qu’un. Me restait-il vraiment des raisons de refuser de partager avec la Vierge la source de mes tourments ? Non, c’était évident. Je pouvais lui accorder ma confiance ; je pouvais lui transmettre tout ce que j’avais sur le cœur sans qu’il ne me remette en cause d’une quelconque façon. J’en étais convaincu, il ferait son possible pour m’aider, et ce, sans porter le moindre jugement. Telle était la Vierge…

Malgré tout, au moment de parler, un ultime blocage survint. Je ne pouvais définitivement pas lancer de but en blanc le nom de cet homme. Alors…
Tout en maintenant un léger contact avec l’ex chevalier du Corbeau, vrillant mes yeux dans les siens, je déclarai :

- Celui qui, à mes yeux, est un traître, réside entre le Temple du Taureau et celui du Cancer.

Mes propos étaient ainsi clairs tout en m’évitant de citer le nom exécré. Kallas des Gémeaux, le traître. Quand Athéna le punirait-elle finalement ? Fallait-il que j’agisse ou non ? Il avait suffi que je repense à lui pour que tous mes doutes ressurgissent. Le contact avec Corvus fut brisé, et mon malaise s’accentua. Mais je ne pouvais pas m’arrêter en si bon chemin. Prenant mon courage à deux mains, je repris tant bien que mal, la voix hésitante :

- Il a attaqué certains d’entre nous, à plusieurs reprises, n’écoutant que son inextinguible soif de sang. J’ai été l’une de ses victimes, tout comme Araganorf, comme j’ai pu l’apprendre par la suite.

Je marquai une pause. Dire que j’avais été attaqué par le chevalier des Gémeaux n’était pas suffisant. Un détail manquait, qui donnerait du poids à mon raisonnement.

- Tout cela, il l’a fait dans l’unique but d’être le seul à se confronter à la titanide qui nous faisait alors face. Nous traitant d’obstacles, il nous a purement et simplement abattus. Est-ce là un comportement digne de l’un des Douze d’Athéna ?

Bien sûr que cela ne l’était pas. Et Corvus serait assurément d’accord avec moi. Mais restait le point pour lequel j’étais venu chercher le conseil de la Vierge.

- Je pensais… je pensais que je devais être celui qui devrait tenter de le punir pour ses crimes, si Athéna le voulait. Pas pour me venger, bien sûr. Mais simplement car un homme tel que lui ne… ne mérite pas son rang de chevalier d’Or. Ne mérite même pas d’être appelé chevalier d’Athéna, en vérité.

Une nouvelle pause. Un frisson parcourut mon échine avant que je ne reprenne :

- Désormais, je ne suis plus sûr de rien.

En réalité, il restait une chose dont j’étais sûr. Sans même laisser à Corvus le temps de répondre, j’approchai lentement mon visage du sien. Et mes lèvres de se poser doucement sur les siennes.

Le Gémeaux.
Le nom n’avait pas été prononcé, mais Oréstis n’aurait pu être plus clair quant à l’identité du criminel qu’il accusait de trahison. Corvus n’avait encore jamais rencontré l’occupant de cette maison et ne le connaissait que de nom ; Kallas. Sa réputation ne lui était encore pas parvenue. Etait-il tel que le décrivait la Lyre ? Tout était possible tant qu’il était dans l’inconnu. La Vierge doutait cependant que le Grand Pope accueille tel individu dans les rangs des Gold Saints… à moins que Kallas ait joué si bien qu’il ne se serait pas fait prendre ? A en croire Oréstis, il ne cachait pas vraiment ses actes et son comportement. La lumière devait être faite.

« Le comportement peut trouver son explication dans les raisons qui ont poussé le Gémeaux à agir. S’il voulait combattre seul à seul cette Titanide, peut-être est-ce là l’explication de son geste déraisonné. Peut-être n’est-il pas seulement question de “soif de sang” mais d’honneur guerrier ? Tu sais qu’Athéna n’aime pas voir ses Chevaliers combattre à plus d’un contre un. Néanmoins, cela me parait disproportionné et mérite enquête. »

Etait-ce à lui de la mener ? Corvus l’ignorait. La Vierge n’avait pas pour vocation à rendre la justice au sein du Sanctuaire. Il se voyait plutôt comme une sentinelle, capable de discerner les perturbations par le monde… mais l’une d’entre elles s’était visiblement manifestée juste sous son nez, et il ne l’avait pas remarquée. Devait-il corriger ce tort ? Il décida qu’il parlerait de ce problème au Grand Pope. Lui saurait quelle mesure prendre.
Il avait décidé de la prochaine étape qu’aurait à subir cette affaire lorsque, perdu dans ses pensées et ses réflexions, il fut surpris par un contact doux sur ses lèvres. Il comprit, un peu tardivement, qu’Oréstis s’était approché jusqu’à lui offrir un baiser, le premier qu’échangeait la Vierge depuis bien longtemps. Une seconde, il voulut lui rendre fougueusement cette étreinte, mais son rang et la gravité de la situation le ramenèrent sur Terre, péniblement. Ce n’était pas le moment, ce n’était pas le lieu pour les échanges passionnés. Lui était Chevalier d’Or, Oréstis Chevalier d’Argent, il était l’oreille attentive à ses inquiétudes. Il répondit donc, avec retenue. Lorsqu’il se libéra, il jugea bon de d’abord régler la question qui les préoccupait.

« Ce n’est pas à toi de rendre ce jugement. Si Kallas est Chevalier d’Or, il y a une raison et s’il ne doit plus l’être, l’intervention d’un Chevalier d’Argent sera, crois-moi, très mal vue. Tu as fait ton devoir en m’en informant et j’en informerai moi-même le Grand Pope. Si le Gémeaux doit être puni, tu ne seras pas oublié. Tu es maintenant apaisé de ce fardeau, qui sera le mien et celui des Chevaliers d’Or. N’ébruite pas cette histoire. Agis prudemment, Oréstis. M’as-tu compris ? »